Dans « Les Cahiers russes », Igort suit les traces de la journaliste Anna Politkovskaïa. A travers la question tchétchène se dessine la « démocrature » russe.
Elégant et presque anachronique avec son complet, son écharpe et sa fine moustache à la Clark Gable, Igort s'attarde un instant sur un tableau accroché au mur du café où nous avons rendez-vous. Sourire bienveillant. Il prend place sur le sofa.
Dessinateur italien, élevé dans la culture russe et vivant aujourd'hui à Paris, Igort est un curieux personnage, avec un accent suffisamment marqué pour faire rimer « héros » avec « zéro ».
Après de nombreuses BD sur le jazz et l'univers du polar, il explore la Russie actuelle et la guerre de Tchétchénie. Pendant deux ans, il voyage en Ukraine, en Russie et en Sibérie, « un endroit bizarre qui ne prévoit pas l'homme ».
Illustration tirée des « Cahiers russes : la Guerre oubliée du Caucase », page 149 (Igort/Futuropolis)
Deux livres voient le jour. « Les Cahiers ukrainiens », d'abord, dans lequel Igort raconte le « génocide ancien d'Holodomor », une famine artificiellement provoquée par Staline en Ukraine, entre 1932 et 1933.
Puis « Les Cahiers russes », un récit-témoignage sur la Russie de Poutine. A travers un portrait en creux d'Anna Politkovskaïa, journaliste militante, assassinée dans l'ascenseur de son immeuble moscovite en 2006, Igort dessine « le génocide actuel en Tchétchénie, […] un martyre qui se passe aujourd'hui aux portes de l'Europe ».
« On a souvent parlé de ça avec des auteurs que j'aime bien, comme Tardi ou Spiegelman », commente-t-il.
« On se disait : il est temps, il faut faire des livres politiques. Il faut sortir de l'atelier. Moi, je suis tombé sur ce sujet-là. »
Raconter « la démocrature » russe
Sa démarche est élémentaire :
« La Russie est un cas de fausse démocratie : il faut parler, raconter. La Tchétchénie, officiellement, est “ une affaire russe ” mais pour moi, on n'a pas le droit de tourner la tête.
Alors je me retrouve à témoigner d'atrocités, à raconter une Russie terrifiante qui menace les droits de l'homme, et que les soviétologues appellent “démocrature”. »
« Je voulais comprendre qui était Anna Politkovskaïa »
La bande dessinée d'Igort utilise des extraits de rapports d'Amnesty international, des articles d'Anna Politkovskaïa, des témoignages de sa traductrice, de soldats russes et de terroristes tchétchènes....
L'engagement d'Anna Politkovskaïa sert de fil rouge. Le fantôme de la militante hante toute la narration. Igort éclaire « quelle femme elle était », mais aussi le rôle qu'a joué la journaliste dans la prise d'otage d'un théâtre moscovite par un commando tchétchène en 2002, ainsi que son amitié avec Litvinenko, ex-agent du FSB et opposant de Vladimir Poutine, empoisonné en 2006.
« Il n'y a pas un livre sans une vraie obsession », sourit Igort, qui est retourné sur les lieux où elle a été assassinée.
« Evidemment, Anna Politkovskaïa est un symbole. Les médias ont figé le portrait d'une héroïne politique. Moi, ce que je voulais faire, c'était raconter l'aspect humain. La guerre en Tchétchénie est une guerre qui dépersonnalise : souvent, les Tchétchènes ne sont pas appelés par leur vrai nom. On gomme leur personnalité et c'est un double homicide.
Je me suis retrouvé dans la cage d'ascenseur où Anna Politkovskaïa a été assassinée. Il y avait des décorations très bizarres. Je me suis demandé si elles n'avaient pas été mises pour cacher le souvenir de taches de sang.
Le même jour, à Moscou, ils avaient assassiné l'avocat Stanislav Markelov, copain d'Anna Politkovskaïa, qui défendait la cause tchétchène et une journaliste stagiaire qui travaillait dans son journal, Novaïa Gazeta. »
En chemin, Igort retrouve la traductrice et amie d'Anna Politkovskaïa
« En Russie, des militants des droits de l'homme sont tués. Là-bas, il y a un vrai danger. On sait très bien que les 100 ou 150 militants qu'on voit sur les photos autour d'Anna Politkovskaïa avec leur pancarte sont des gens condamnés à mort. C'est une atmosphère qu'on ne comprend qu'en vivant là-bas.
En parlant avec Galia Ackerman, la traductrice française d'Anna, on a reconstitué une triade de militants qui essaient d'amener Poutine et le gouvernement russe devant un tribunal international, pour crime contre l'humanité. Enregistrer, donner une voix à ces gens-là était important. »