• Politiques et sondages, main dans la main contre le peuple

    Dimanche 26 Février 2012 Jean-Pierre Alliot - Tribune (Marianne2 )
    La campagne électorale en cours a certaines des apparences de la démocratie. Pour Jean-Pierre Alliot, elle a une réalité : l’hyperpression de l’industie, de la finance, des grands médias qu’elles ont acheté. Et des entreprises qui veulent fabriquer l’opinion publique en prétendant l’étudier.

    (Clément Selfert - Flickr - cc)

    Les puissances d’argent, qui possèdent et les entreprises de sondage, et les médias qui vont avec, se disposent à tenter une nouvelle fois de fabriquer le résultat des élections de la présidentielle et des législatives de ces prochains mois. Nul besoin pour s’en convaincre d’imaginer quelque réunion secrète où un cercle de décideurs se répartirait les rôles. Les déjeuners de la mystérieuse association Le Siècle, par exemple, n’ont pas la puissance d’un cénacle synarchique. Fort bien décrits dans l’utile et réjouissant film Les Nouveaux Chiens De Garde, ils sont pourtant loin d’être le lieu du pouvoir réel qu’imaginent complaisamment les cinéastes et leur producteur.

    D’ailleurs, les limites de ces pouvoirs sont connues, au moins depuis le référendum de 2005 où, dans un bel élan quasi unanime, presse dominante et fabricants de sondages ont pris les paris et les engagements qu’on sait pour le oui. Spectaculairement, le suffrage du peuple remit les idéologues à leur place.

    Ce qui n’a pas empêché les élus d’imposer leur volonté au récalcitrant, en adoptant le traité de Lisbonne, frère jumeau du traité maltraité par les électeurs.
     

    Le pouvoir contre le peuple

    Élus… Qui sont-ils donc ces élus, qui sont là contre la volonté du peuple ? Quel mouvement populaire faudra-t-il pour qu’enfin ils accomplissent la volonté souveraine de leurs électeurs ? En 1936, la grève généralisée a pris la suite de l’élection de l’Assemblée du Front Populaire. C’était une manière directe, pour le peuple, de préciser le sens de son vote, au delà des programmes politiques des partis.

    Aujourd’hui, les grèves se répandent dans les pays frappés par les plans d’austérité dictés par les financiers et leurs relais politiques : Grèce, Belgique, Espagne, Portugal. En France, le Chef de l’État s’est vanté, le 16 février à Annecy « de n'avoir jamais cédé à la pression de la rue ». Faut-il rappeler qu’il ne cède pas non plus à la décision des urnes, comme il l’a montré en son temps avec le référendum de 2005 ? Faut-il rappeler qu’il n’a pas été seul et que les deux familles politiques qui se partagent le pouvoir depuis le tournant de la rigueur de 1983 ont montré une belle unanimité pour affirmer leur pouvoir contre le peuple ?
     

    Quand le pouvoir s'éloigne, les politiques se rapprochent des médias

    Faut-il s’étonner que ces partis redoutent les élections comme la peste ? D’ailleurs, chaque élection générale se traduit par la défaite du parti au pouvoir. C’est pourquoi il est urgent de contourner ces élections imprévisibles, sources d’« instabilité juridique », selon la merveilleuse expression qui a cours dans les milieux des affaires et de la finance.

    Alors, dans tout l’arsenal des moyens utilisables pour conjurer les dangers du vote populaire, les sondages se taillent la place la plus en vue.

    Les primaires du PS offrent une démonstration de leur utilité pour pervertir la mécanique électorale. Les forces économiques et politiques qui, dans leur diversité, exercent le pouvoir disposent de la plus grande partie du complexe médiatico-sondagier. Il leur était assez facile de comprendre que DSK était alors leur meilleur candidat possible pour l’élection présidentielle à venir. Les électeurs de la primaire socialiste se sont alors trouvés devant le paradoxe du vote utile : les sondages disent que DSK peut gagner contre Sarkozy, donc je vote DSK, même si son programme ne correspond pas à mon choix. DSK parti, le même scénario s’est mis en place, avec plus de difficulté, mais avec le même résultat pour Hollande.

    Voilà comment, dans les esprits de ceux qui gouvernent le pays, le sondage permet de revenir au temps béni où s’achetaient les suffrages. Les médias dominants ne parlent vraiment que des candidats crédibles selon les industriels du sondage. Ces derniers, eux, ne sondent vraiment que sur les personnalités jugées dignes d’intérêt par les quelques télés, radios et journaux de grande audience. Le système leur semble à tous bien rôdé, bien que, régulièrement, la preuve soit apportée que le sondage électoral n’est qu’une cuisine où, de secrets de fabrication en « coup de pouce » pifométrique du sondeur, le résultat montre plus ce que cherche le commanditaire que l’opinion des sondés.
     

    Retrouver sa souveraineté au peuple

    Face à ces pratiques charlatanesques et manipulatrices, la démocratie de représentation marque régulièrement sa puissance et le système en place met donc tout en œuvre pour la déposséder de ses prérogatives. Le résultat, l’atteinte à la démocratie politique, se double de catastrophes économiques et sociales dont la Grèce montre où elles peuvent mener. Ces perspectives donnent un écho particulier aux voix qui s’élèvent pour mettre fin à la confiscation actuelle du système démocratique de l’élection. Ceux qui réclament la convocation d’une Assemblée constituante souveraine sont aujourd’hui rejoints par des forces politiques qui chacune à sa manière se prononcent pour un changement de République. Il y a l’Association pour une constituante, le Parti de Gauche, le Parti Ouvrier Indépendant, le mouvement animé par Arnaud Montebourg.

    Ces prises de position s’alimentent des faiblesses des partis institutionnels, telles qu’elles sont mises en lumière par les affirmations antisystème d’un François Bayrou ou d’un Nicolas Dupont-Aignan.

    Dans les élections qui viennent, l’enjeu pour les classes dominantes est à la mesure de ce que nous montre la Grèce où, signe des temps, en application du plan d’austérité voté par le parlement le 12 février, les dépenses du gouvernement central liées aux élections seront réduites d'au moins 270 millions d'euros. C’est que, pour le pouvoir réel la question est simple : qui sera en mesure d’imposer au peuple la volonté de la finance ?

    Jusqu’à un certain point, l’union entre le parti conservateur et le parti socialiste qui gouverne à Athènes sert de modèle. Pour l’UMP et le PS, l’enjeu est de conserver le pouvoir alternativement. Pour cela il faut échapper aux conséquences du suffrage universel, par toutes les stratégies de contournement possibles. Il s’agit de confisquer ces « élections, pièges à cons » qui risquent de se retourner contre le système, comme le référendum de 2005. Le choix des moyens est large : deux candidats décrétés principaux disposent d’un financement de l’État pour organiser leur course. Mais ces équipes de rhéteurs judicieusement nommées « écuries présidentielles » rappellent qu’un des travaux d’Hercule, qu’il revient au peuple d’accomplir, est de nettoyer les écuries d’Augias.


    (Cet article a été publié dans le n° 56 de République !)

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  • Jean KARSKI (

    2009   186 p.  16,50 €

       Varsovie, 1942. La Pologne est dévastée par les nazis et les Soviétiques. Jan Karski est un messager de la Résistance polonaise auprès du gouvernement en exil à Londres. Il rencontre deux hommes qui le font entrer clandestinement dans le ghetto, afin qu'il dise aux Alliés ce qu'il a vu, et qu'il les prévienne que les Juifs d'Europe sont en train d'être exterminés.

      Jan Karski traverse l'Europe en guerre, alerte les Anglais, et rencontre le président Roosevelt en Amérique. Trente-cinq ans plus tard, il raconte sa mission de l'époque dans Shoah, le grand film de Claude Lanzmann. Mais pourquoi les Alliés ont-ils laissé faire l'extermination des Juifs d'Europe ? Ce livre, avec les moyens du documentaire, puis de la fiction, raconte la vie de cet aventurier qui fut aussi un Juste.

    Yannick Haenel coanime la revue Ligne de risque. Il est l'auteur, notamment, de Cercle. 

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  • Escadrons de la mort: l’école française” et “Torture made in USA”: ou comment fabriquer des terroristes

    Dimanche 31 juillet 2011 (Documentaires de Marie Monique ROBIN)

    Au moment où on s’apprête à célébrer , avec moult documentaires, interviews, et dossiers spéciaux, le dixième anniversaire des attentats du 11 septembre 2001, je voudrais anticiper en proposant une réflexion sur la « lutte contre le terrorisme » à partir des deux enquêtes que j’ai réalisées pour ARTE « Escadrons de la mort : l’école française » et « Torture made in USA » qui viennent de sortir en DVD.

    Après la diffusion récente de “Torture made in USA”, j’ai reçu de nombreux courriels et lettres me demandant si j’établissais un lien entre l’expérience menée par les Français en Algérie et celle de l’administration de Georges Bush dans sa “guerre contre la terreur”.

    Je publie ici un texte, sous forme d’une interview fictive, que j’ai réalisée en rassemblant différents entretiens que j’avais accordés à Claude Katz et Gilles Manceron de la Ligue des Droits de l’homme pour la revue Hommes et Libertés, lors de la sortie de “Escadrons de la mort: l’école française”, mais aussi à Benoît Bossard pour le magazine Rouge, auxquels j’ai ajouté des informations provenant de mon livre éponyme et de mes notes de travail préparatoires pour les deux documentaires.

    Chapô

    Journaliste, documentariste et écrivain, Marie-Monique Robin est l’auteure de Escadrons de la mort : l’école française, un documentaire diffusé sur Canal + en septembre 2003, puis sur ARTE en 2004, ainsi que du livre éponyme, paru aux Éditions La Découverte [1].  Elle y retrace comment, dans les années 1950  à partir de son expérience dans les guerres d’Indochine puis d’Algérie, l’armée française a élaboré la théorie de la “guerre antisubversive”, où la torture constitue l’arme principale, et comment  le gouvernement  a exporté cette « doctrine française » vers l’Amérique du Nord et du Sud. Elle a  aussi réalisé Torture made in USA, un documentaire diffusé en juin 2011 sur ARTE[2].

      Plusieurs fois primées, ces deux enquêtes au long cours montrent comment au nom de la lutte contre le terrorisme, deux grandes démocraties du monde – la France, puis les États Unis – ont violé les lois internationales prohibant l’usage de la torture et contribué à sa banalisation, alors que les responsables de ces politiques criminelles n’ont jamais été poursuivis.

    Marie-Monique Robin révèle la filiation entre la politique de « lutte contre le terrorisme » développé par le président Bush après les attentats du 11 septembre, et celle conduite par les militaires et le gouvernement français pendant la guerre d’Algérie.

    Des guerres d'Indochine et d'Algérie aux dictatures d'Amérique latine

    Question: Comment s’est élaborée cette théorie française de « la guerre antisubversive » ?

    Marie-Monique Robin : Tout a commencé  en Indochine. La théorie de la « guerre antisubversive »  est née au sein d'une génération d'officiers qui, après avoir connu l'humiliation de la défaite française de 1940, puis la Résistance durant laquelle ils avaient été confrontés aux méthodes de la Gestapo, ont rejoint le Corps expéditionnaire envoyé en Indochine.  Nous sommes en 1948, le général de Gaulle est aux  affaires et le pouvoir politique  est sourd aux revendications d’émancipation des colonies, pourtant conformes à la Charte de l’Atlantique qui proclame le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. Et plutôt que de négocier l’indépendance des trois pays qui forment alors l’Indochine – le Vietnam, le Laos et le Cambodge – le gouvernement français choisit l’option militaire, pour maintenir dans son giron l’un des fleurons de l’empire colonial.   A peine arrivés, les militaires sont complètement désemparés par le type de guerre que mène le Viet-Minh du chef indépendantiste communiste Hô Chi Minh. Malgré des effectifs et des moyens  militaires nettement supérieurs, ils n’arrivent pas à venir à bout de ses combattants qui mènent une guerre de guérilla.  Disséminés dans la population, et ne portant pas d’uniforme, ceux-ci ne conduisent pas une guerre classique , avec un front qu’on essaie de repousser, au moyen de chars et d’avions, mais une guerre de surface, en s’appuyant sur un puissant appareil idéologique et des relais dans toute la population. C’est ainsi que le   colonel Charles Lacheroy, que j’ai pu interviewer epu avant sa mort,  invente la théorie de la “guerre révolutionnaire”, dont il prétendra concevoir l’antidote, baptisé  “guerre contre-révolutionnaire” ,  puis « guerre antisubversive » pendant la guerre d’Algérie.   Celle-ci consiste, d’abord, à  retourner contre leurs auteurs certaines méthodes de la guerre révolutionnaire comme la propagande auprès de la population : c’est ce que Lacheroy appelle l’ “ action psychologique ”, dont l’objectif est de « conquérir les âmes » pour couper « l’ arrière-garde » du Viet-Minh, car, dit-il, « quand on gagne l’arrière-garde, on gagne la guerre ».  Cela entraînera la création du 5ème Bureau au sein de l’armée française. Ensuite, la « guerre contre-révolutionnaire » se caractérise par l’obsession du renseignement qui, par ailleurs, change de nature : dans la guerre classique, le renseignement visait à obtenir des informations sur la position de l’ennemi ; dans la « guerre contre-révolutionnaire », il cherche à infiltrer les populations qui sont suspectées de collaborer avec les hommes du Viet Minh, soit en les hébergeant, en leur prêtant assistance ou en servant de messagers.  Charles Lacheroy m’a raconté qu’il avait lu les textes de Mao Tsé Toung et connaissait sa théorie du « poisson dans l’eau ». Le « poisson » c’était le guérillero et l’ « eau » la population. Il en conclut que pour se débarrasser du « poisson », il faut donc vider l’eau, d’où la prééminence du renseignement, et donc de la torture, érigée en arme absolue de la guerre contre-révolutionnaire.

    Question: Était-ce vraiment nouveau ?  La torture était présente en Indochine, par exemple, dès les débuts de la colonisation ?

    Marie-Monique Robin : Il est vrai que les conquêtes coloniales ont été marquées par des violences à l'égard des populations et que la torture a toujours fait partie de l'arsenal des pratiques policières dans les colonies, mais elle devient désormais le pivot de la nouvelle doctrine militaire.  En effet, dans « la guerre moderne », - d’après le titre d’un livre du colonel Roger Trinquier qui deviendra la bible des académies militaires nord et sud-américaines - , l'ennemi prend la forme d'une organisation politique invisible mêlée à la population civile , dont on ne peut connaître les cadres que par une guerre de renseignement reposant sur des arrestations massives de “ suspects ” civils et leur interrogatoire, au besoin sous la torture. À la conception classique de l’ennemi qui désigne un soldat en uniforme de l’autre côté de la frontière se substitue celle d'un “ ennemi intérieur ” similaire au  concept de la “ cinquième colonne ” utilisé par les franquistes dans la guerre d'Espagne, où n’importe qui peut être suspect.  Une fois que les chefs de l'organisation ennemie sont identifiés, on ne peut s'en débarrasser qu'en les assassinant, d'où le recours à des “ escadrons de la mort ” — le général Paul Aussaresses m'a confirmé qu'on appelait son équipe pendant la bataille d'Alger “ l'escadron de la mort ” ; le terme sera repris plus tard en Amérique latine. La recherche du renseignement implique aussi la technique du “ quadrillage ” des zones dont on veut contrôler la population et éliminer l'ennemi.

    Question: Comment la théorie de la « guerre contre-révolutionnaire » ou de la « guerre antisubverisve » s’est elle propagée dans l’armée ?

    Marie-Monique Robin Elle a été enseignée très officiellement dans des établissements prestigieux comme l’École militaire,  l'École de Saint-Cyr ou à l'Institut des hautes études de la Défense nationale, à l’instigation du colonel Lacheroy, qui remporta l’adhésion de l’État major et connut une apogée fulgurante. Elle obtint le soutien d'hommes politiques comme Max Lejeune, Robert Lacoste ou Maurice Bourgès-Maunoury, ministre de la Guerre dans le gouvernement Guy Mollet en février 1956, qui confia à Lacheroy les rênes d'un nouveau Service d'information et d'action psychologique. Toute une génération d'officiers français a adopté cette doctrine et l'a mise en pratique dès le début de la guerre Algérie. La plupart des adeptes de la « guerre anti-subversive » sont arrivés directement d'Indochine, où ils ont connu l'humiliation de la défaite de Dien Bien Phu, et pour certains l’horreur des camps de prisonniers du Viet-Minh. Ils avaient la rage et jurèrent que l’Algérie qui était un département français , avec un million de pieds noirs, ne connaitrait pas le même sort que l’Indochine. Pour eux, les militants du Front de Libération Nationale (FLN) appartenaient à la même classe d’ennemis que les combattants du Viet Minh. Ils ont utilisé les techniques de la « guerre antisubversive » d’abord localement dès 1955, puis  de manière systématique lors de la Bataille d’Alger, qui s’est déroulée de janvier à septembre 1957.  La « Bataille d’Alger »,  - qui ne fut en rien une « bataille » mais plutôt une vaste opération de répression urbaine -, constitua un laboratoire, puis un modèle de la « doctrine française ». Investis des pouvoirs spéciaux, et notamment des pouvoirs de police, les parachutistes de la 10ème division du général Massu peuvent enfin mener la guerre comme ils l’entendent, en violant le droit de la guerre qui prohibe l’usage de la torture. Dans son livre La guerre moderne, le colonel Trinquier justifie cet état d’exception, en arguant que les « terroristes » du FLN ne respectent pas les lois de la guerre, en posant des bombes dans les lieux publics,  et qu’il n’y a donc aucune raison qu’on leur applique les conventions de Genève. Dans l’histoire militaire, Trinquier est le premier à élaborer un statut du « terroriste » qu’il considère comme un « combattant illégal » dont les méthodes exceptionnelles appellent un traitement exceptionnel .  Voici un extrait de son ouvrage qui inspirera bientôt les généraux argentins, mais aussi les juristes de l’administration Bush , quand ils s’emploieront à justifier l’usage de la torture dans la « guerre contre la subversion », pour les premiers, ou « contre le terrorisme » pour les seconds :  “ Blessé sur le champ de bataille, le fantassin accepte de souffrir dans sa chair. […] Les risques courus sur le champ de bataille et les souffrances qu’il y endure sont la rançon de la gloire qu’il y recueille. Or, le terroriste prétend aux mêmes honneurs, mais il refuse les mêmes servitudes. […] Mais il faut qu’il sache que lorsqu’il sera pris, il ne sera pas traité comme un criminel ordinaire, ni comme un prisonnier sur un champ de bataille. On lui demandera donc […] des renseignements précis sur son organisation. […] Pour cet interrogatoire, il ne sera certainement pas assisté d’un avocat. S’il donne sans difficulté les renseignements demandés, l’interrogatoire sera rapidement terminé ; sinon, des spécialistes devront lui arracher son secret. Il devra alors, comme un soldat, affronter la souffrance et peut-être la mort qu’il a su éviter jusqu’alors. 

    A cette justification théorique de la torture s’ajoute un  argumentaire, baptisé le « scénario de la bombe à retardement » qui sera brandi systématiquement par tous ceux qui, de l’Algérie à l’Argentine, en passant par l’administration Bush, s’emploieront à justifier cette entorse criminelle au code de la guerre que constitue l’usage de la torture. «  Supposez qu’un après-midi une de vos patrouilles ait arrêté un poseur de bombes, explique ainsi Trinquier dans une interview qu’il a accordée à mon confrère André Gazut. Ce poseur de bombes avait sur lui une bombe, mais il en avait déjà posé quatre, cinq ou six, qui allaient sauter à six heures et demie de l’après-midi. Il est trois heures, nous savons que chaque bombe fait au moins dix ou douze morts et une quarantaine de blessés (…) Si vous interrogez cet individu, vous épargnerez des vies parce qu’il vous le dira –il vous le dira même peut-être sans le bousculer fort surtout s’il sait que vous allez l’interroger de manière sévère -, il y a de fortes chances pour qu’il vous donne l’endroit où il  a posé les bombes. Vous sauverez le nombre de morts ou de blessés dont je vous ai parlé. Alors qu’est-ce que vous allez faire ? C’est un problème de conscience auquel vous ne pouvez pas échapper. Si vous ne l’interrogez pas, que vous le vouliez ou non vous aurez la responsabilité des quarante morts et des deux cents blessés. Moi, personnellement, je suis prêt à l’interroger jusqu’à ce qu’il réponde à mes questions ».

    On sait aujourd’hui que la torture fut utilisée systématiquement pendant la Bataille d’Alger. Le mot n'apparaît par écrit dans aucun rapport officiel, mais une directive du général Massu dit, par exemple, que, lorsque la persuasion ne suffit pas, “ il y a lieu d'appliquer les méthodes de coercition ». Et la “ corvée de bois ” permet de faire disparaître des militants du FLN ou suspects que la torture a trop “ abîmés ” ; l'une des techniques consistant à jeter les victimes depuis un hélicoptère – on parlait de « crevettes Bigeard » - , ce que les militaires argentins pratiqueront   à grande échelle avec les « vols de la mort ».

    Question: Comment la théorie de la guerre antisubversive a-t-elle été exportée?

    M-M Robin: Je dirais très officiellement ! Dès 1957, de nombreuses armées étrangères, intéressées par ce qu’on appelle la « french school », envoient des officiers se former en France : Portugais, Belges, Iraniens, Sud-Africains, ou Argentins… Certains iront en Algérie suivre des cours au Centre d'entraînement à la guerre subversive, qu'on surnommait “ l'école Bigeardville ”, inauguré le 10 mai 1958 dans le hameau de Jeanne-d'Arc, près de Philippeville, par Jacques Chaban-Delmas, éphémère ministre des armées. Pendant la guerre d'Algérie, le nombre de stagiaires étrangers à l'École supérieure de guerre à Paris augmente (avec un pic en 1956-1958), dont beaucoup de latino-américains (24% de Brésiliens, 22% d'Argentins, 17% de Vénézuéliens et 10% de Chiliens) et ils font des “ voyages d'information ” en Algérie. Parmi eux, par exemple, de 1957 à 1959, figure le colonel argentin Alcides Lopez Aufranc que l'on retrouvera en 1976 dans l'entourage du général Videla. À l'inverse, dès 1957, en pleine Bataille d'Alger, deux lieutenants-colonels français spécialistes de la guerre révolutionnaire sont envoyés à Buenos Aires, et, en 1960, un accord secret élaboré sous la houlette de Pierre Messmer, ministre des armées (que j’ai pu interviewer)  crée une “ mission permanente d'assesseurs militaires français ” en Argentine, chargée de former les officiers à la guerre antisubversive : elle sera active jusqu’en 1980, quatre ans après le coup d’Etat du général Videla.

    Question: Pourquoi l’  «  école française » a-t-elle connu un tel "succès" en Argentine ?

    Marie-Monique Robin À n’en pas douter, les Argentins furent les meilleurs élèves des Français. Le général Martin Balza, chef d’Etat major de l’armée argentine dans les années 90 , m’a parlé d’une « contamination néfaste » des officiers de son pays par les instructeurs français. Tous les généraux que j’ai interviewés – le général Harguindéguy, ministre de l’Intérieur de Videla, le général Diaz Bessone, ex ministre de la planification et idéologue de la junte, le général Bignone, le dernier dictateur argentin, tous m’ont confirmé que la « bataille de Buenos Aires » était une « copie de la bataille d’Alger », inspirée directement des enseignements des Français. Quadrillage, renseignement, torture, escadrons de la mort, disparitions, les  Argentins ont tout appliqué aux pieds de la lettre, en se comportant comme une armée d’occupation dans leur propre pays… La brutalité de la dictature argentine, qui a fait 3OOOO disparus, tient notamment au fait que dès 1959 toute une génération d’officiers a littéralement « mariné » dans la  notion d’ennemi interne inculquée par les Français. S’ajoute à cela l’implantation des intégristes français de la Cité Catholique de Jean Ousset, qui vont d’ailleurs organiser la fuite des chefs de l’OAS dans ce pays. Dans toutes les phases du « cocktail », - militaire, religieux ou idéologique- qui président à la dictature argentine- les Français sont présents. À la fin des années 70, les Argentins transmettront le modèle, notamment en entraînant la contra contre le gouvernement sandiniste nicaraguayen.

    Question: Et comment la « doctrine française » est-elle arrivée aux Etats Unis ?

    Marie-Monique Robin À l’instigation du président Kennedy,  le secrétaire à la Défense Robert McNamara a demandé des « experts », et Pierre Messmer a envoyé à Fort Bragg, siège des Forces spéciales, Paul Aussaresses (alors commandant) et une dizaine d’officiers de liaison, qui avaient tous participé à la guerre d’Algérie. J’ai retrouvé deux anciens élèves du général Aussaresses, le général John Johns et le colonel Carl Bernard,   qui m’ont raconté que l’Opération Phénix, qui a fait au moins 20000 victimes civiles à Saïgon pendant la guerre du Vietnam, avait été inspirée directement de la Bataille d’Alger. Les écrits théoriques des Français ont entraîné une reformulation de la doctrine de la sécurité nationale : désormais, les Etats Unis demanderont à leurs alliés sud-américains de se recentrer sur « l’ennemi intérieur » et sur la « subversion ». La « doctrine française » inspirera aussi la nouvelle orientation de l’Ecole des Amériques, installée à Panama, qui va devenir une école de guerre antisubversive, en clair une école de tortionnaires.

    La  « guerre contre les terrrorisme » de l’administration Bush

    Question: Sait-on si la « doctrine française » a inspiré l’administration Bush ?

    Marie-Monique Robin Il est frappant de constater que dans les semaines qui suivent les attentats du 11 septembre l’usage de la torture est publiquement débattu.  En janvier 2002, le magazine 60 Minutes de CBS lui consacre un numéro spécial , auquel participe le général Aussaresses. Celui-ci affirme que la torture est “ le seul moyen de faire parler un terroriste d'Al-Qaida ”. Le 21 janvier 2003, le général Johns et le colonel Bernard, les deux anciens élèves d’ Aussaresses à Fort Bragg, participent à un séminaire organisé à Fort Myer et consacré au livre du général Aussarresses[3] qui vient d’être traduit sous le titre The Battle of the Casbah .  Le 27 août 2003, la Direction des opérations spéciales du Pentagone organise une projection de La Bataille d’Alger à des officiers d’Etat major en partance pour l’Afghanistan (et bientôt l’Irak). Il faut souligner au passage l’incroyable “carrière” du film de Gillo Pontecorvo qui avait été réalisé pour dénoncer les crimes de l’armée française en Algérie en reconstituant précisément les techniques de la “guerre antisubversive”. Le film a été détourné par l’armée argentine, israélienne ou américaine pour former les officiers aux méthodes de l’”école française”.

    Dans le même temps , la torture fait l’objet d’un débat inconcevable quelques années plus tôt dans les grands journaux américains, comme le Los Angeles Times ou Insight of the News, où Alan Dershowitz, professeur de droit à Harvard, propose de légiférer sur la torture et de l’autoriser au cas par cas. De même le juriste Richard Posner et le philosophe Jean Bethke Elshain prennent officiellement position en faveur de l’usage de la torture contre une petite catégorie de terroristes  qui peuvent avoir de l’information permettant de sauver la vie d’innocents. L’organisation Human Rights First a aussi montré le rôle joué par des séries comme « Vingt-quatre heures chrono », diffusées en prime time,  où la torture est systématiquement employée, qui ont largement contribué à sa banalisation dans l’opinion publique américaine.

    Question: Quand l’administration Bush a-t-elle décidé d’utiliser la torture pour “lutter contre le terrorisme”?

    Marie-Monique Robin Dès le soir du 11 septembre 2001, ainsi que me l’a expliqué Matthew Waxman, qui était alors l’assistant de Condoleeza Rice, conseillère à la sécurité  à la Maison Blanche. Cette décision fut prise par le vice-président Dick Cheney qui a joué un rôle capital dans la mise en place du programme de torture. Dès le début de la “guerre contre le terrorisme”, Cheney suggère de se débarrasser des Conventions de Genève et de contourner les lois internationales –comme la convention contre la torture de 1984, ratifiée par les Etats Unis dix ans plus tard-  et nationales, comme le War Crimes Act de 1996 qui prévoit la ... peine de mort pour ceux qui utilisent ou ont ordonné la torture ou qui n’ont rien fait pour empêcher son usage. Afin d’éviter d’éventuelles poursuites judiciaires pour “torture et crimes de guerre” qui pourraient être engagées à la faveur d’un changement d’administration ou par des victimes dans un pays tiers, l’administration Bush  tente de se “protéger” en demandant à des juristes ultraconservateurs de détricoter et de vider de leur substance les textes qui fondent le droit humanitaire international. Il est absolument fascinant de voir le nombre de documents que vont produire les « petites mains » de l’administration censés mettre Bush, Cheney et Donald Rumsfeld, le secrétaire à la Défense, à l’abri des tribunaux, car ceux-ci savent pertinemment qu’ils vont délibérément violer les lois internationales et américaines.

    Question: Comment ces juristes ont-ils procédé ?

    Marie-Monique Robin La première manœuvre a consisté à obtenir de l’Office of Legal Counsel (OLC), le bureau juridique dépendant du ministère de la justice, chargé de vérifier la légalité des décisions prises par la Maison Blanche, une “opinion” établissant que les conventions de Genève ne s’appliquent pas aux Talibans ni aux membres de Al Qadha, car ceux-ci ont déclenché une guerre d’un « genre nouveau » . Le 9 janvier 2002, John Yoo, le directeur adjoint de l’OLC,  écrit un mémorandum qui sera repris par le Pentagone , puis la Maison Blanche, où il tente de justifier d’un point de vue juridique le fait que les prisonniers présumés de Al Qadah et les Talibans ne peuvent pas jouir du statut de « prisonniers de guerre »  et donc du traitement que leur garantiraient les Conventions de Genève, car ils ne portent pas d’uniforme et ne portent pas leurs armes ouvertement.  Les pseudos « arguments juridiques » de Yoo ont été vivement critiqués par Colin Powell, le secrétaire d’Etat,  dans un mémorandum où il explique que le fait de ne pas respecter les conventions de Genève allait saper l’autorité morale des Etats Unis dans le reste du monde et mettre en danger les soldats américains. Finalement , Powell sera mis sur la touche puis finira par démissionner.

    Pour bien comprendre l’ampleur de l’affrontement, il faut savoir que, depuis la fin de la seconde guerre mondiale,  les Etats Unis avaient toujours été des promoteurs inconditionnels du statut de prisonnier de guerre :  lors du procès de Nuremberg (dirigé par les juristes américains), le fait que le général maréchal Wilhelm Keitel, chef de l’armée allemande, ait refusé  ce statut aux soldats russes, avait constitué un fait aggravant conduisant à sa peine de mort.

    Voilà pourquoi,  le désaccord de Powell embarrasse la Maison Blanche qui demande à Alberto Gonzales d’affuter la couverture juridique. Le 25 janvier 2002, celui-ci adresse un nouveau mémorandum au président Bush où il suggère que pour se protéger de poursuites éventuelles, il suffit de dire que dans le cadre de la guerre contre le terrorisme les Conventions de Genève sont « obsolètes » et « bizarres » et qu’elles ne peuvent donc pas s’appliquer ;   si elles ne peuvent pas s’appliquer, alors on ne peut  pas les violer... Ce mémorandum sera entériné par un décret secret de  Bush, le 26 janvier 2002, où , pour la première fois, il parle de « unlawful combattants » (de « combattants illégaux ») , un concept nouveau qui permettra tous les abus.

    Question: Dans le même temps, l’administration Bush a revu la définition de la torture?

    Marie-Monique Robin Effectivement. La deuxième manoeuvre consiste à établir une nouvelle définition  de la torture. Capital, ce problème de définition avait déjà fait l’objet d’intenses débats, en 1994, lorsque le  sénat américain avait ratifié la  convention de l’ONU contre la torture de 1984.  Il avait finalement opéré une différence subtile entre ce qui peut être considéré comme relevant d’ un « interrogatoire coercitif et légal » et de la torture. Pour le sénat, celle-ci désignait une « souffrance ou peine physique et mentale grave » provoquant un «  dégât mental prolongé ».

    Avec la “guerre contre le terrorisme”,  la frontière est largement déplacée. Dorénavant, pour qu’un acte puisse être considéré comme de la torture  il faut qu’il soit équivalent en intensité à la « douleur accompagnant une blessure physique grave, comme une défaillance organique, l’altération d’un fonction corporelle ou même la mort ». C’est ce qu’écrit John Yoo dans un mémorandum de l’OLC du 2 août 2002, surnommé le « Torture memo ». Ce texte servira à couvrir les agents de la CIA qui torturent des prisonniers en Afghanistan, Irak, à Guantanamo ou dans un centre de détention clandestin faisant partie du programme des « extraordinary renditions ». Ce programme secret  permet  l’enlèvement et la séquestration de suspects n’importe où dans le monde, pour les conduire dans des prisons cachées où ils peuvent être soumis à la torture, notamment dans des pays du Moyen Orient, comme l’Egypte et la Syrie, sous la houlette d’officiers américains.

    Question: L’armée américaine a-t-elle pratiqué la torture?

    Marie-Monique Robin. Très largement! Le 27 novembre 2002, Donald Rumsfeld signait une directive secrète,  (rédigée par son conseiller juridique William Haynes) intitulée « Counter – Resistance Techniques » où il autorise seize techniques d’interrogatoire  formellement interdites par le Army Field Manuel 34-52 (FM 34-52) qui constitue la bible du soldat américain. Parmi elles : le port de la cagoule, la mise à nu, l’usage de chiens («  utiliser les phobies individuelles des détenus – comme la peur des chiens – pour induire le stress »),  la privation de sommeil, les positions de stress, ou la technique du sous-marin (le “waterboarding”) considéré comme un acte de torture depuis l’Inquisition. La diffusion de ce document a suscité beaucoup de réserve, voire d’opposition, au sein des trois corps d’armée, très attachés aux Conventions de Genève et inquiets des conséquences que pourrait avoir pour les soldats américains cette banalisation de la torture. Et c’est  peut-être, la seule bonne nouvelle de mon enquête : le programme de torture qui accompagne la « guerre contre le terrorisme »  a été vivement critiqué à l’intérieur de l’administration  Bush et la plupart de mes interlocuteurs qui étaient pourtant des républicains de pur sucre continuent de le dénoncer en affirmant que ce fut une grave erreur qui a terni pour longtemps l’autorité morale des Etats Unis. Tous rappellent aussi qu’outre la dimension éthique, la torture est techniquement inefficace puisque les « aveux » qu’elle arrache sont inexploitables car « on peut faire dire n’importe quoi à n’importe qui sous la torture ». Certains, comme Larry Wilkerson, le chef de cabinet de Colin Powell, soulignent que la torture provoque la haine de ceux qui l’ont subie ou de leurs familles, et qu’elle engendre, à terme, de nouvelles recrues pour le terrorisme. La plupart, comme  le général Ricardo Sanchez, qui dirigea les forces de la coalition en Irak, regrettent qu’à ce jour aucun responsable de ce programme criminel n’ait été jugé.

    Quelles conclusions tirez-vous de vos deux enquêtes ?

    Marie-Monique RobinLa solution au problème du terrorisme ne peut pas être militaire, mais politique. Dans le cas de l’Algérie, si le gouvernement français avait su apprécier le Front de Libération Nationale pour ce qu’il était, à savoir un mouvement d’indépendance nationaliste tout à fait légitime, il aurait éviter sept ans d’une guerre très sale qui continue de hanter notre histoire. C’est la même chose pour les attentats terroristes du 11 septembre : si l’on veut éradiquer le fléau de l’islamisme radical, il faut s’interroger sur ses racines, et donc chercher une solution politique qui passe vraisemblablement par la Palestine et les structures politiques des pays arabes qui essaient aujourd’hui de s’émanciper de pouvoirs dictatoriaux. À chaque fois que l’on choisit la réponse militaire à un problème de terrorisme, on tombe systématiquement dans l’obsession du renseignement qui conduit tout aussi immanquablement à l’usage de la torture, en arguant que la fin justifie exceptionnellement les moyens. Ce faisant, non seulement on ne résoud pas le « problème », mais on alimente sa pérennité, tout en perdant son âme, car la torture finit par anéantir ceux qui la subissent mais aussi ceux qui la pratiquent.

    [1] Marie-Monique Robin, Escadrons de la mort: l’école française, LaDécouverte, Paris, 2004, édition poche, 2006. Le documentaire a reçu le Prix du meilleur documentaire politique  (Laurier du Sénat), le Prix de l’investigation du FIGRA, le Prix du mérite de la Latin American Studies Association (LASA).  Ce film est disponible en DVD (Editions ARTE).

    [2] Le film a reçu le Prix Olivier Quemener du FIGRA et le Prix spécial du jury au Festival des Libertés de Bruxelles. Ce film est disponible en DVD (Editions ARTE).

    [3] Paul Aussaresses, Services spéciaux : Algérie 1955-1957, Editions Perrin, Paris, 2001.


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  •  Une nouvelle génération de penseurs innovants redessine un monde commun et égalitaire.

     Si les idées formaient un paysage, il évoquerait un terrain vague, presque trop vaste pour s'y retrouver totalement, et où surgiraient pourtant quelques pics au sommet desquels notre vision du monde pourrait s'éclaircir. Ce paysage se ferait l'écho du tumulte et de l'inquiétude qui traversent les sociétés.

    Le spectre des anciens.

    "Penser autrement les systèmes de pensée qui contraignent notre vision du monde" : l'héritage de Michel Foucault, dont on publia le premier cours inédit au Collège de France (Leçon sur la volonté de savoir), infuse plus que jamais dans l'esprit du temps, comme le soulignèrent ses nombreux héritiers (Bert, Artières, Eribon...). Avec Pierre Bourdieu, disparu il y a bientôt dix ans, mais aussi avec Jacques Derrida et Claude Lévi-Strauss, dont on découvrit de beaux textes inédits sur le Japon, Foucault irradie le monde de la pensée, surtout lorsque la domination et l'émancipation en sont les objets.

    Dans un essai nerveux, Logique de la création, le jeune sociologue Geoffroy de Lagasnerie regrette l'âge d'or de la pensée des années 60-70 où s'inventèrent et circulèrent des théories en rupture avec l'ordre universitaire et disciplinaire. Mais il faut prendre acte d'un regain actuel de la pensée critique. Le livre collectif Penser à gauche - Figures de la pensée critique aujourd'hui, en dessine les contours multiples et féconds.

    Le bien commun, une nouvelle utopie.

    Par-delà les horizons dispersés de cette gauche critique, se profile une obsession : le souci du bien commun. Confrontés aux périls du monde, la majorité des penseurs réenvisagent la question du lien social. Contre la cupidité et l'effacement des protections collectives, beaucoup tentent de"libérer pleinement la puissance du commun" (Toni Negri). De la morale au droit, de l'écologie à la convivialité, surgit une "cosmopolitique" qui vise à recomposer un monde partagé. Sous des airs utopiques, cette voie dessine un horizon réaliste puisqu'elle est "notre seule chance de survie" (Mireille Delmas-Marty). Les "sentiers de l'utopie", empruntés dans leur livre par Isabelle Fremeaux et John Jordan, forment le chemin des penseurs d'aujourd'hui.

    L'égalité.

    Au coeur de cette utopie, l'égalité s'impose comme l'urgence absolue. De Pierre Rosanvallon (La Société des égaux) à Thierry Pech (Le Temps des riches), une "façon de faire société" devient la préoccupation majeure. Recréer une société de semblables, mettre fin à la sécession des riches et au séparatisme social en défendant l'égalité de position, l'égalité d'interaction et l'égalité de participation : ce chantier transforme une perplexité diffuse en un questionnement organisé, politiquement décisif.

    Les progrès de l'histoire postcoloniale.

    De La France noire, retraçant trois siècles d'histoire des Noirs en France, à Zoos humains et exhibitions coloniales, 150 ans d'inventions de l'Autre, les travaux pilotés par Pascal Blanchard mettent l'histoire postcoloniale, longtemps minorée, au coeur de la recherche française. En déconstruisant nos stéréotypes culturels et en "décolonisant nos imaginaires", ce nouveau courant déploie enfin les fondements de la critique postcoloniale théorisée par Edward Saïd. Une nouvelle génération d'historiens français se situe aussi dans l'héritage de l'anthropologue Jack Goody pour, comme s'y essaie Romain Bertrand dans L'Histoire à parts égales, "rendre l'histoire" au reste du monde et refonder une "histoire symétrique" entre l'Orient et l'Occident. Une nouvelle histoire, transnationale, globale et "connectée" se construit ici.

    L'animalité obsédante.

    Penser philosophiquement l'animalité : ce fut aussi une obsession largement partagée dans le champ de la pensée. D'Elisabeth de Fontenay à Tristan Garcia, des auteurs notent que tout a changé dans la sensibilité des humains face aux animaux. Ce que nous ne supportons plus de leur faire subir n'est que "le reflet inversé de ce que nous ne souffrons plus de nous être infligé".Le savoir, déployé sous des formes multiples, nous renvoie à notre condition humaine fébrile : la figure réinvestie de l'animal est aussi une réaction à une crise du "nous" humain.

    Jean-Marie Durand (Les InRocks )


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  • Grenelle : la Cour des comptes épingle l'Etat

    Alternatives Economiques n° 310 - février 2012
    couverture
    Pourquoi la France fait fausse route
    — février 2012 —

    La Cour des comptes vient de publier son rapport sur l'impact budgétaire et fiscal du Grenelle de l'environnement. Coût net pour les finances publiques de 2009 à 2011 ? 5 milliards d'euros sur trois ans. A rapprocher des 17 milliards annuels de manque à gagner pour l'Etat imputables aux cadeaux fiscaux accordés à la consommation de carburant : 1,3 milliard en ce qui concerne la détaxe du kérosène aérien brûlé sur les vols intérieurs, 6,9 milliards pour le gazole (avantagé par rapport à l'essence) et 8,8 milliards pour le fioul domestique. Une sacrée subvention aux émissions de CO2, alors que la loi Grenelle prévoit la révision des niches fiscales nuisibles à l'environnement.

    Sur 26 de ces niches qui ont été identifiées, 2 seulement ont été éliminées, pour un montant de 300 millions d'euros, rappelle la Cour des comptes. Qui critique également le bonus-malus automobile : la mesure coûte plus cher qu'elle ne rapporte (1,25 milliard d'euros sur trois ans) et serait même contre-productive en termes d'émissions de CO2. L'institution pointe, enfin, l'absence de mise en oeuvre des taxes prévues par le Grenelle : l'écotaxe sur les poids lourds a été reportée à 2013 et la taxe carbone a été abandonnée, alors que le Conseil constitutionnel en avait condamné fin 2009 non le principe mais les nombreuses exemptions dont les industriels étaient les principaux bénéficiaires. Rien d'étonnant alors si un grand nombre d'objectifs clés du Grenelle, en particulier dans les transports et l'habitat, ne sont pas atteints.

    En savoir plus

    "Impact budgétaire et fiscal du Grenelle de l'environnement " (www.ccomptes.fr/fr/CC/documents/Referes/Refere_grenelle_environn.pdf).


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  • Drogue du pauvre 21/02/2012 

    La sisa, « drogue de la crise » qui ravage les rues d'Athènes

    Léa Lescure | Journaliste Rue 89

    Mis à jour le mardi 21 février 2012 à 14h47
    La régulation de Dublin ne s'applique qu'aux demandeurs l'asile, pas aux migrants irréguliers.
     
     Alors que la Grèce, en pleine crise, a drastiquement réduit le budget de la santé, les toxicos se tournent vers une drogue bon marché et inédite en Europe.

    Un policier s'approche d'un toxicomane dans le centre d'Athènes, le 13 janvier 2012 (Yannis Behrakis/Reuters)

    (D'Athènes) « Tout le monde en prend dans la rue : le shoot d'héro a augmenté de 3 à 20 euros, contre 2 ou 3 euros pour la sisa », raconte Nikos, 37 ans dont dix-sept ans d'héroïne et quelques mois de sisa (Σίσα, prononcer « chicha »).

    Tanos Panopoulos, chef de mission à l'Organisation anti-drogue confirme :

    « Dans les rues dédiées, 99% des héroïnomanes consomment la sisa. »

    Depuis les années 80, il est banal de voir des toxicomanes consommer aux yeux de tous dans les rues du centre d'Athènes, point d'entrée privilégié des drogues venues d'Orient.

    Liquide de batterie et détergent

    Débarquée à Athènes il y a dix-huit mois, la sisa est encore mal connue des pouvoirs publics, qui ne disposent que d'estimations. Selon Tanos Panopoulos, qui travaille en partenariat avec l'Observatoire européen des drogues, la sisa, ou tout produit réunissant les mêmes caractéristiques, n'a été détectée nulle part ailleurs en Europe.

    Personne n'est d'accord ni sur son origine exacte, ni sur la nationalité des détenteurs du marché. Les consommateurs parlent de Pakistanais et de Kurdes, les différentes organisations évoquent tour à tour les Iraniens, les Afghans et les Irakiens.

    Très facile à fabriquer, extrêmement toxique, la sisa est principalement composée de liquide de batterie et de détergent. Elle se fume à la pipe sous forme de cailloux blancs.

    Particulièrement abrasive et réputée « pire que le Krokodil » dans la rue, les conséquences physiques et psychiques de sa consommation en trois mois seraient comparables, selon l'Observatoire national des drogues, à dix-huit mois très intensifs d'héroïne par intraveineuse.

    Dans la rue, on dit qu'on n'y survit pas plus d'un an.

    Un produit « spécial crise » pour junkies à l'héro

    A 3 euros la dose, la sisa est un excitant qui provoque un flash violent de quelques minutes, suivi d'une accélération cardiaque vaguement similaire à la prise de cocaïne. Ses effets secondaires notoires :

    • insomnies de plusieurs semaines ;
    • crises obsessionnelles ;
    • extrêmes pulsions de violence.

    L'héroïne, à l'inverse, fait piquer du nez dans un état de somnolence. Or, parce qu'elle y ressemble, les dealers présentent la sisa comme de la méthadone, un traitement de substitution à l'héroïne, à très bas prix.

    Dimitra, 19 ans, polytoxicomane, raconte :

    « Au début, j'ai cru que c'était de la méthadone, et une fois accro, c'était foutu. On trouve la sisa partout, bien plus facilement que l'héroïne. »

    Angelos, 27 ans, ex-héroïnomane, explique :

    « Quand tu intègres enfin un centre de désintoxication – les délais d'attente sont au minimum de sept ans –, tu subis des tests réguliers pour vérifier que tu ne consommes rien. Contrairement à l'héroïne, la sisa est indétectable aux tests d'urine. Beaucoup de junkies passent à la sisa. »

    Les immigrants encore plus stigmatisés

    Depuis quelques années, l'Observatoire national des drogues constate une corrélation entre une immigration massive, notamment afghane, et l'augmentation de la consommation d'héroïne.

    Christina Psarra de Médecins du Monde mène chaque semaine des actions de terrain. Elle est alarmée :

    « La majorité des consommateurs que je rencontre depuis deux ans sont migrants, principalement Afghans, et ont entre 15 et 17 ans. Ils ne parlent pas la langue et ne savent souvent pas ce qu'ils consomment. »

    Extrêmement précaires, ces jeunes migrants constituent une cible de choix pour les dealers de sisa.

    La Grèce, point d'entrée privilégié des migrants en Europe, est aussi tenue d'accueillir ceux dont les autres pays membres ne veulent pas : la régulation de Dublin stipule qu'un Etat membre peut renvoyer un demandeur d'asile au pays par lequel il est entré en Europe.

    Malgré les inquiétudes de la Cour européenne de justice concernant les conditions d'accueil des demandeurs d'asile en Grèce et les déclarations de quelques pays, la régulation de Dublin risque d'être maintenue.

    Dans un contexte déjà tendu, la toxicomanie de jeunes migrants, exposée dans les rues, active dans l'opinion publique le levier des sentiments nationalistes et des stigmatisations racistes.

    Une tragédie sanitaire

    Depuis octobre 2010, il faut s'acquitter de 5 euros pour être admis à l'hôpital en urgence, alors que les taux d'hospitalisation ont augmenté de 24% en deux ans.

    Amira, 26 ans, vit dans la rue. Consommatrice de Sisa, elle a récemment été hospitalisée à cause d'une infection de la peau et d'une embolie pulmonaire. Elle raconte :

    « J'étais à moitié consciente. On m'a changé quatre fois d'établissement : il manquait de place, il n'y avait pas le bon traitement. Avant les frais médicaux, ça me coûtait déjà quatre fois 5 euros. C'est une fortune quand tu vis dehors. »

    Maintes fois dénoncés, les effets ultra-pervers de la « tragédie sanitaire grecque » sont affolants.

    52% de hausse du HIV

    En 2009, l'Observatoire national des drogues faisait état d'une augmentation de 20% des consommateurs d'héroïne, à prévision exponentielle. Médecins du Monde a observé une nette augmentation des consommateurs de drogues dures sans domicile ces deux dernières années. Tout le monde les constate, mais personne ne peut chiffrer les ravages de la Sisa.

    Pourtant, dans sa course à la réduction de la dette, l'Etat a fermé un tiers des centres de prévention et de désintoxication.

    « Il n'y a plus de campagne anti-drogue »

    Selon Christina Psarra :

    « Dans un effort de centraliser les services sanitaires et sociaux, le nombre de travailleurs sociaux, notamment liés à la réduction des risques en toxicomanie, a dramatiquement diminué.

    En ce contexte de crise, il n'y a plus de campagne anti-drogue. »

    Concernant les drogues par injection, les infections HIV ont augmenté de 52% [PDF] de 2011 à 2010. Loukia, volontaire sur le terrain d'une association de prévention, se désole :

    « Même si on pense uniquement en termes de management financier, compromettre aujourd'hui la santé publique, c'est se préparer à des coûts inimaginables dans quelques années. C'est un désastre. »


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  •  

    2012, 187 p., 15 euros.

    L'accord européen du 9 décembre 2011 introduit un début de gouvernance commune mais reste prisonnier d'un carcan de règles sans véritable action collective. Cet accord ne trace pas la voie d'une sortie de la crise par la croissance. Car la dérive des finances publiques traduit une crise beaucoup plus profonde, qui trouve son origine dans les choix opérés lors de la création de la monnaie unique. Incapable de contrer la polarisation des économies entre un centre industriel toujours plus compétitif et une périphérie dopée au crédit, la zone euro reste minée par les divergences politiques sur la finalité de la construction européenne. L'avenir de l'euro demeure incertain.

    Partant d'une analyse sans concession des erreurs qui ont abouti à la panique actuelle, Michel Aglietta ouvre le débat : comment sortir de cette spirale descendante ? Car il n'est pas possible de consolider les dettes sans se créer un avenir commun. La voie de la croissance reste ouverte. Mais elle exige des choix forts.
      
    Michel Aglietta est professeur de sciences économiques à l'université de Paris Ouest Nanterre et conseiller scientifique au CEPII et à Groupama-Asset management. Il a publié, chez le même éditeur,
      -La Crise (2008), qui a obtenu le prix de l'Excellence économique. 
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    Dans un style direct et tranchant, Michel Aglietta décortique les ressorts économiques profonds de la crise européenne, dénonce les erreurs de ses dirigeants actuels et propose des voies de sortie innovantes. Malheureusement pour le Vieux Continent, celles-ci sont à des milliers de kilomètres du consensus politique actuel. En conséquence, l'année 2012 risque de rester dans l'histoire comme celle où la zone euro a éclaté.

    Mauvais diagnostic

    Sous l'impulsion de l'Allemagne, relayée par la France, le diagnostic de la crise fait par les dirigeants européens est celui d'un laxisme budgétaire qui doit être combattu par des règles instituant une rigueur des comptes publics. Faux, rétorque Michel Aglietta, avec les mêmes arguments que ceux de Standard & Poor's pour dégrader les pays européens ! La création de la zone euro a suscité deux mouvements complémentaires : une divergence des économies dû à une polarisation accrue des activités économiques au détriment de la compétitivité du Sud, et une convergence des taux d'intérêt vers les bas niveaux allemands qui, associée à l'absence de régulation, a suscité une bulle financière dont la gestion a contribué à plomber les budgets des Etats.

    La solution est donc claire : il faut réguler la finance (thème abordé dans le dernier chapitre), redonner de la compétitivité au Sud autrement que par l'effondrement des salaires, source de récession, et mettre en oeuvre un mix de politique monétaire et de politique budgétaire européennes procroissance.

    Mauvais remèdes

    Malheureusement, les dirigeants politiques européens n'ont pas choisi cette voie. La Banque centrale européenne (BCE) reste une institution hors sol, qui ne doit pas parler aux Etats, ne surtout pas les aider et qui fait de la monnaie unique une monnaie externe pour tous les pays de la zone. Il n'y a pas non plus de politique budgétaire européenne. Et on demande à la Grèce et aux autres pays en difficulté de s'enfoncer dans la récession, ce qui, loin de rassurer les marchés, les fait plonger. Combien de temps reste-t-il avant qu'une révolte sociale ne ramène au pouvoir à Athènes une droite populiste qui sortira unilatéralement le pays de la zone euro et fera éclater celle-ci ?

    Les Européens devraient organiser un plan Marshall pour la Grèce afin de doper sa compétitivité en y finançant de l'investissement. D'une manière générale, un scénario de sortie de crise par le haut est possible, explique Michel Aglietta. Avec une BCE ayant pour objectif des taux d'intérêt à long terme bas, des politiques budgétaires définies sur plusieurs années et orientées vers la croissance sur le cycle, avec possibilité d'une règle d'or si elle exclut les dépenses d'investissement public. Et enfin, une politique industrielle environnementale à l'échelle européenne.

    L'environnement est désormais la clé des innovations de demain, celles qui peuvent lancer une nouvelle phase de transformation des économies après plusieurs décennies de crises. Il peut accoucher d'un nouveau régime de croissance. Michel Aglietta détaille les conditions financières qui rendraient possible cette relance de l'économie européenne, avec un Fonds vert dont le capital serait nourri par une taxe carbone européenne et une taxe sur les transactions financières, ce qui lui donnerait une base pour emprunter et de quoi payer une nouvelle jeunesse au Vieux Continent. Mais nos dirigeants sont loin de tout cela. On dit que l'Europe s'est construite par ses crises. Encore faut-il que ses leaders soient à la hauteur pour en saisir l'opportunité. Ça paraît mal parti.

    Christian Chavagneux 
    Alternatives Economiques n° 310 - février 2012

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  • Non, les SDF ne meurent pas que l'hiver   06/02/2012

    Les sans-abris meurent autant en été, loin de tout battage médiatique. Décryptage.

    "Samedi matin, une femme sans abri de 46 ans a été retrouvée morte de froid". Comme chaque année, les "victimes du froid" font les grands titres des journaux. Une rengaine annuelle qui a le mérite de mettre un coup de projecteur sur la situation difficile des sans-abris.

    Pourtant, l'hiver est loin d'être le seul péril subi par les hommes et les femmes de la rue. Loin de toute attention médiatique, alors que les dons et aides se raréfient, les SDF continuent de mourir au printemps, à l'été et à l'automne, dans l'indifférence générale.

    En moyenne, chaque jour, quelle que soit la saison, un SDF meurt en France. Ils étaient au moins 414 en 2010. "On a plus tendance à en parler quand il fait froid, mais au printemps, on passe à autre chose", regrette Christophe Louis, président du collectif Les morts de la rue. "Alors qu'il y a autant de morts l'été que l'hiver".

    Peu de décès liés au froid

    Selon les chiffres communiqués par l'Observatoire national de la pauvreté et de l'exclusion sociale (ONPES), 25,1% des décès de SDF ont lieu l'hiver. C'est quasiment le même chiffre qu'au printemps (24,8%), plus important qu'en été (21,1%) mais bien moindre qu'en automne (29%). "Peu de décès sont liés au froid", assure Christophe Louis, tordant le cou à cette idée assez répandue. "Ce n'est pas le froid qui tue, c'est la rue". La rue et ses multiples dérives qui peuvent, rapidement, mener à la mort.

    La violence est d'abord la cause de plus de la moitié des décès, selon les chiffres de l'ONPES. Les agressions et l'alcoolisation en sont souvent à l'origine. Ensuite viennent les maladies, qui touchent de nombreux SDF. "Beaucoup ne se sont jamais soignés, n'ont jamais pris soin de leur santé", explique Christophe Louis.

    Les suicides, dont le nombre est difficile à évaluer, est souvent la seule issue trouvée par les personnes de la rue. Si quelques uns meurent effectivement du froid l'hiver, l'été ne les protège pas davantage: certains sont victimes d'arrêts cardiaques dûs à la chaleur ou de déshydratation.

    50 ans d'espérance de vie

    L'âge moyen du décès des personnes sans-abri se situe autour de cinquante ans. Les dons et les aides se multiplient l'hiver, mais chutent dès les premières remontées de températures.

    Alors que faire? "C'est bien de donner à manger, de faire un chèque aux Restos du coeur, mais ça ne suffit pas", prévient le président du collectif Les morts de la rue. "C'est un problème de société, il faut crier au scandale en interpellant son élu, son député, son maire, pour faire respecter la loi sur l'hébergement d'urgence et la SRU. Il faut rappeler à ceux qu'on a élus qu'ils ont le devoir de créer une société plus juste".

    L'élection présidentielle de 2012 fera-t-elle bouger les lignes? Christophe Louis n'y croit pas. "A chaque fois on nous ressort le même refrain, mais les élections passent et les choses restent pareilles. Ce sont les élus de proximité qui peuvent faire bouger les choses".

    En attendant, la crise affaiblit toujours davantage les démunis. Depuis quelques mois, de plus en plus de personnes âgées se retrouvent, elles aussi, contraintes de dormir dans la rue.

    Photo de Sasastro sous licence Creative Commons   Youphil


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  • Montant moyen par enfant et par mois de toutes les prestations familiales et de la réduction d'impôts due au quotient familial :

     

    Même si l'on additionne toutes les prestations avec le quotient familial, les familles les mieux loties restent les grandes gagnantes de la politique familiale. 

    La politique familiale ne se résume pas au seul quotient familial. Les prestations versées par les Caisses d'allocations familiales en constituent le deuxième pilier. Certaines d'entre elles sont versées sans conditions de ressources, comme les allocations familiales (126 euros par mois pour deux enfants, 287 euros pour trois et 161 euros par enfant supplémentaire). D'autres sont versées sous conditions de ressources, comme l'allocation de rentrée scolaire (environ 300 euros par enfant) ou le complément familial pour les familles avec trois enfants (164 euros par mois). Mais même si l'on additionne toutes ces prestations avec le quotient familial, les familles les mieux loties restent les grandes gagnantes de la politique familiale. Comme l'ont montré Thomas Piketty, Camille Landais et Emmanuel Saez [1], les 10 % des revenus les plus élevés bénéficient de prestations et/ou d'avantages fiscaux qui peuvent atteindre 400 euros par enfant et par mois, tandis que les 90 % des revenus les moins élevés ne touchent en moyenne que 175 euros (voir graphique).

    Laurent Jeanneau     Article Web - 26 janvier 2012       (Alternatives Economiques ) 


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  • Chômage : les chiffres sont truqués en Allemagne comme en France

    Philippe Murer - Tribune (Marianne2) Lundi 13 Février 2012  

    Le modèle économique allemand, encensé pour sa croissance et son dynamisme, ne semble pas aussi enviable qu'il n'y paraît. En particulier concernant le chômage, dont les chiffres seraient truqués pour cacher le fait qu'une partie de la population vit dans la précarité. De même qu'en France, où le taux de chômage officiel n'est pas le reflet exact de la réalité. Petite démonstration par Philippe Murer, professeur de finance à la Sorbonne.

    (Dessin de Louison)
                                      (Dessin de Louison)
    En utilisant deux méthodes différentes,  on peut évaluer le taux de chômage en France entre 16 et 20% de la population en âge de travailler. L’Allemagne serait à 15%.
    En lisant les quatre articles en annexe et en fouillant longtemps dans les statistiques, je me suis rendu compte que les chiffres allemands semblent faussés. Il faut dire que les chiffres français du chômage ne sont pas réalistes non plus.

    Une responsable de l’Arbeitsagentur d’Hambourg (Pôle-emploi allemand) souhaitant garder l’anonymat, ne cache pas sa colère.
    « Qu’on arrête de parler de miracle économique. Aujourd’hui, le gouvernement répète que nous sommes aux alentours de 3 millions de chômeurs, ce qui serait effectivement historique. La réalité est toute autre, 6 millions de personnes touchent Hartz IV,... »

    Récemment la polémique a été relancée après que le quotidien Die Welt a rapporté, dans son édition du 27 septembre, que les chiffres du chômage des seniors sont « truqués ». D’après le journal conservateur, un chômeur de plus de 58 ans sur deux n’est plus répertorié dans les chiffres de la Bundesagentur für Arbeit  (Agence fédérale du travail).

    Par une magouille comptable et dialectique, le pôle emploi allemand aurait fait sortir 211 000 chômeurs seniors des listes. Le crédo du Silberschatz (littéralement, le « trésor de l’expérience » des seniors), chanté par la ministre du Travail, Urula Van der Leyen, qui répète que « les principaux bénéficiaires du redressement du marché du travail allemand sont les 58 ans et plus » a depuis pris du plomb dans l’aile. Interpelé sur la question par Klaus Ernst, le chef de file de la Linke (parti politique de gauche) le porte-parole ministère du Travail a d’ailleurs dû reconnaître que « début 2011, seulement 43 % des seniors bénéficiaires du chômage étaient enregistrés sur les listes. »

    « Les 4,9 millions d’adultes sont en fait des chômeurs, des quasi-chômeurs — qui travaillent moins de 15 heures par semaine — ou des précaires. Les plus touchés sont les familles monoparentales et les seniors », souligne Brigite Lestrade, auteur d’une étude sur les réformes Hartz IV (Cerfa, Juin 2010).
     

    Méthode pour vérifier le taux de chômage : retraiter des RSA socle et autre chômeurs cachés

    Le nombre de chômeurs en Allemagne et en France semblent en train de diverger, bilan très flatteur, remarquée et encensée en France par presque tous les commentateurs. A juste titre ?
     
    Chômage : les chiffres sont truqués en Allemagne comme en France
     
    En revanche, la comparaison évolue quand on suit le nombre de personnes au chômage ou touchant le RSA socle en France, la loi Hartz en Allemagne. L’Allemagne s’en tire un peu mieux récemment mais il n’y a rien de miraculeux.
     

     

    Chômage : les chiffres sont truqués en Allemagne comme en France
     
     

     

    Le taux de chômage des deux pays est à 21% en France et 16% en Allemagne.
     

     

    Chômage : les chiffres sont truqués en Allemagne comme en France
     
     

    Comment expliquer ces différences ?

    La population en âge de travailler baisse en Allemagne et augmente en France
     

     

    Chômage : les chiffres sont truqués en Allemagne comme en France
      
    Ce qui permet à l’Allemagne de faire baisser son chômage avec moins de croissance qu’en France
    D’autant plus que le chômage est encore plus caché en Allemagne qu’ en France
     
    Chômage : les chiffres sont truqués en Allemagne comme en France
     
     

     

    On remarque que la population au travail en France a augmenté de façon comparable en France et en Allemagne
     

     

    Chômage : les chiffres sont truqués en Allemagne comme en France

    Autre méthode pour vérifier le taux de chômage : le taux d’activité

    Depuis 1970, le changement des mœurs a considérablement accru la participation des femmes à l’emploi en France. Nous travaillerons donc sur le taux d’activité des hommes pour ne pas biaiser l’étude. Nous avons aussi enlevé les jeunes hommes de 15 à 24 ans touchés par le chômage — mais qui étudient plus longtemps maintenant — afin d’éliminer un biais statistique et les plus de 60 ans à cause des changements de système de retraite.
    A partir des chiffres de l’INSEE, on peut tracer la courbe suivante. 
     
    Chômage : les chiffres sont truqués en Allemagne comme en France

     

    De 1975 à 2009, le taux d’activité des hommes de 24 à 60 ans est donc passé de 77,1 à 64,6 %.
    Le taux de chômage de 2009 peut être indirectement évalué comme le taux de chômage de 1975 +12.5% en supposant qu’un homme entre 24 et 60 ans souhaite autant travailler en 2009 qu’en 1975.
    Comme le taux de chômage était de 3% en 1975, on trouve un taux de chômage estimé de 15.5% chez les hommes.
     

    L’emploi industriel

    Malgré la belle réussite de l’industrie allemande, on remarquera que l’emploi industriel baisse aussi vite en France qu’en Allemagne.
     
    Chômage : les chiffres sont truqués en Allemagne comme en France
    La réalité du chômage en France et en Allemagne est donc largement sous-estimée par les chiffres officiels
    La question est désormais de savoir pourquoi. 
     
    Philippe Murer est professeur de finance à la Sorbonne et membre du Forum Démocratique.

    Pour aller plus loin, voici une sélection d'articles sur l'Allemagne :

    Chômage : la face cachée du miracle économique allemand. 

    La compétitivité allemande ? 20 % de travailleurs pauvres.

    Les bas salaires allemands accusés d'être à l'origine de la crise en zone euro. 

    Les réformes sociales Hartz IV à l'heure de la rigueur en Allemagne  (pdf) par Brigitte Lestrade, professeur de civilisation contemporaine allemande à l’Université de Cergy-Pontoise.

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