• Le miracle allemand, ou comment faire exploser la précarité et passer pour un bon élève

    Karima Delli  Publié le 28/03/2013  (Rue 89)

    En 2003, le gouvernement social-démocrate allemand de Gerhard Schröder inaugurait une série de réformes sociales inspirées par la « troisième voie » sociale-libérale de Tony Blair. La plus emblématique de ces réformes fut la loi Hartz IV sur l’assurance chômage et la flexibilisation du droit du travail. Depuis lors, l’Allemagne est championne des statistiques et est érigée en modèle de compétitivité et d’emploi.

    Dix ans après ces lois, alors que le parlement français s’apprête à discuter du projet de loi du gouvernement de Jean-Marc Ayrault sur « la sécurisation des parcours professionnels » issue de l’Accord national interprofessionnel du 11 janvier dernier, quel bilan peut-on tirer de cette réforme et de ses conséquences sur les conditions de vie des Allemands ?

    Beaucoup diront que tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes outre-Rhin ! Un taux de chômage exceptionnellement bas à 5,3%, 2,5 millions d’emplois créés et une économie qui résiste à la crise mondiale avec brio... Mais à y regarder de plus près, l’élève modèle se révèle être un sacré cancre.

    Peu de chômeurs mais beaucoup de pauvres

    Le taux de pauvreté, et en particulier celui des enfants, a augmenté de 2,2 points entre 2000 et 2005. Le nombre de travailleurs pauvres est passé de 4,8% à 7,5%, et le taux de pauvreté parmi les chômeurs a explosé de 41% à 68% entre 2004 et 2010. Le droit du travail a été complètement détricoté : les contrats à durée déterminée et l’intérim sont devenus la norme et non plus l’exception. Ainsi, le recours à l’intérim a été multiplié par 2,7 et le temps partiel a bondi de 33%.

    Parallèlement, le système d’indemnisation chômage a été profondément réformé, la durée d’indemnisation a été raccourcie, faisant basculer dans la pauvreté un grand nombre de chômeurs en fin de droit. En effet, le revenu minimum en Allemagne (l’équivalent de notre RSA) est bien inférieur au seuil de pauvreté et ne représente pas un véritable filet de protection sociale.

    Des chômeurs mieux accompagnés

    En effet, si le chômage n’a pas crû pendant la crise, c’est aussi grâce à un dialogue social de qualité qui a permis de mettre en place une flexibilité gagnante de la durée du travail, à travers par exemple du temps partiel temporaire et la mise en place de comptes épargne-temps. La baisse du temps de travail individuel a peu impacté les salaires car les entreprises ont joué le jeu en rognant d’abord sur leurs marges. De même, l’accompagnement des chômeurs a été fortement amélioré et les contrats aidés ont apporté d’excellents résultats en matière de réinsertion des chômeurs de longue durée.

    En revanche, la paupérisation des chômeurs et des travailleurs précaires a exercé une pression globale à la baisse des salaires. Les écarts de revenus se sont donc creusés, et les plus pauvres ont vu leur pouvoir d’achat se dégrader bien plus que la moyenne.

    La compétitivité allemande a donc un prix : la précarisation des travailleurs et la paupérisation des catégories déjà les plus fragiles. Répétons-le donc, ce modèle allemand, trop souvent érigé en exemple, est loin du tableau idyllique que l’on en fait. Il est crucial de ne pas confondre flexibilité et compétitivité, car lorsqu’on offre aux entreprises la possibilité de licencier plus facilement leurs salariés en temps de crise, et de recourir à des formes d’emploi atypiques (intérim, temps partiel), il ne faut pas s’étonner de voir les conditions de travail se dégrader et les inégalités de revenus s’accroître.

    Les Allemands offriront-ils une session de rattrapage aux sociaux-démocrates en 2014 ? Ce qui est sûr, c’est que le chapitre « compétitivité » est à sérieusement réviser.


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  •   Quand les chaines mémorielles entravent la lutte contre l’esclavage

    Vendredi 10 Mai 2013   Eric Conan - Marianne


    Le 10 mai est, depuis 2001, « Journée des mémoires de la traite négrière, de l'esclavage et de leurs abolitions ». L'occasion de s'interroger sur un passé pas si simple et un présent qui n'est pas qu'indicatif.


    L'esclavage, croquis présenté au Musée d'Histoire de Nantes - SALOM-GOMIS SEBASTIEN/SIPA
    L'esclavage, croquis présenté au Musée d'Histoire de Nantes - SALOM-GOMIS SEBASTIEN/SIPA
    Question communication, il faut reconnaître à Louis-Georges Tin un peu plus d’efficacité que les organisateurs de la commémoration du 8 mai (fin de la Seconde guerre mondiale) et du 9 mai (« Journée de l’Europe », si, si..). Pour le 10 mai (« Journée des mémoires de la traite négrière, de l'esclavage et de leurs abolitions »), le président du CRAN (Conseil représentatif des associations noires, qui déclare 1500 adhérents) a su occuper l’espace médiatique :

    Interview dans le Parisien - « Il faut dédommager les descendants d’esclaves »
    - publication d’Esclavage et réparations, comment faire face aux crimes de l’histoire (éd. Stock) - et dépôt d’une plainte contre la Caisse des dépôts et consignations pour exiger « réparations financières » de cette vieille banque publique française qu’il accuse d’avoir « profité de l’esclavage » en ayant extorqué des fonds au nouvel Etat haïtien en 1825. Il a ainsi presque réussi à éclipser le discours de François Hollande au Sénat sur l’esclavage, « outrage fait par la France à la France », dont le président a estimé la réparation « impossible ».


    Cette « revendication mémorielle » du CRAN traduit une fois de plus la complexité de l’irruption du passé dans le présent, à moins qu’il ne s’agisse plutôt de l’intrusion du présent dans le passé. La date elle même dit tout de ce « présentisme » envahissant, selon l’expression de l’historien François Hartog : le 10 mai n’est pas une date du passé choisie pour commémorer un événement du passé, comme cela se faisait jusqu’alors, c’est au contraire le présent qui commémore son propre regard sur le passé, puisque cette date renvoie au 10 mai 2001, jour du vote de la loi Taubira, qualifiant la traite négrière transatlantique et l'esclavage de « crime contre l'humanité ».

    Le 10 mai 2001 fut donc préféré au 27 avril 1848, abolition définitive de l'esclavage en France et le nom de Christiane Taubira est aujourd’hui plus lié à la mémoire de l’esclavage que celui de l’auteur principal de son abolition, Victor Schoelcher.

    Ces distorsions du « présentisme » ont pour principal inconvénient de simplifier parfois jusqu’au mensonge historique (par omission) des slogans militants qui réduisent la profondeur tant du passé que du présent. Ainsi des notions de « descendants d’esclave » et de « réparations » d’un « crime contre l’humanité », beaucoup moins évidentes que ne le laisse entendre Georges-Louis Tin.

    Ce terme de « descendants d’esclaves » a d’abord été utilisé en France par l’humoriste militant Dieudonné et Les Indigènes de la République. Empruntée à certains mouvements noirs américains - chez qui elle correspond à une réalité historique - cette notion reprise aujourd’hui par le président du CRAN est d’un usage plus problématique en France où elle ne peut s’appliquer qu'aux populations originaires des départements d'outre-mer, mais pas à celles de l'immigration africaine, n'ayant aucun rapport généalogique avec l'esclavage, sinon une filiation avec des marchands d'esclaves !

    Et quand la généalogie est établie, comme pour les Français des Antilles, que signifie revendiquer une identité victimaire après cinq ou six générations de décalage ? Est-ce assimilable aux souffrances et traumatismes transmis ou vécus directement, d'une génération à l'autre ou entre contemporains, qu'ont connus juifs, Arméniens, Bosniaques, Rwandais ou victimes du communisme ? Il n'y a pas de transmission héréditaire du statut de victime et de bourreau, sauf à renouer avec l'essentialisme dont Charles Maurras fut le dernier représentant en France.


    Manifestations pour commémorer le dixième anniversaire de la loi Taubira qui a reconnu l'esclavage comme crime contre l'humanité, mai 2011 - SALOM-GOMIS SEBASTIEN/SIPA
    Manifestations pour commémorer le dixième anniversaire de la loi Taubira qui a reconnu l'esclavage comme crime contre l'humanité, mai 2011 - SALOM-GOMIS SEBASTIEN/SIPA
    Discutable, ce raisonnement par l’hérédité lointaine l’est d’autant plus que cette notion de « descendance », retenue largement du côté des victimes, ne l’est que de manière sélective du côté des bourreaux.

    A l’époque, les historiens avaient ainsi critiqué le choix de la loi Taubira de ne qualifier de « crime contre l'humanité » que « la traite négrière transatlantique ainsi que la traite dans l'océan Indien, d'une part, et l'esclavage, d'autre part, perpétrés à partir du XVe siècle, aux Amériques et aux Caraïbes, dans l'océan Indien et en Europe ».

    D'une tragédie universelle - l'esclavage et son commerce - qui appartient à la longue histoire commune de l'humanité, la loi Taubira ne sélectionnait, ne découpait, sur une séquence courte, que les faits imputables aux seuls Européens, laissant de côté la grosse majorité des victimes. Car la terrible traite transatlantique, du XVe au XIXe siècle, ne constitue malheureusement qu'une partie de l'histoire de l'esclavage, qui comprend la traite arabo-musulmane, laquelle a duré du VIIe au XXe siècle, et la traite intra-africaine, toutes deux plus meurtrières.

    Derrière Pierre Nora, nombre d’historiens dénoncèrent alors une relecture du passé en fonction des enjeux du présent, ce que Christiane Taubira assuma d’ailleurs franchement en précisant que sa loi n'évoquait pas la traite négrière arabo-musulmane pour que les « jeunes Arabes ne portent pas sur leur dos tout le poids de l'héritage des méfaits des Arabes ».

    Pierre Nora discutait aussi le paradoxe de l'utilisation du concept de « crime contre l'humanité » - catégorie pénale dont l'objet est la poursuite de criminels - dans une loi traitant de faits limités à l'Europe et remontant à plusieurs siècles, alors qu'elle exclut soigneusement d'autres parties du monde où l'esclavage existe encore (Soudan, Niger, Mauritanie) et où ses responsables, qui sévissent en toute impunité, pourraient faire l’objet de poursuites.

    C’est à ce propos que le CRAN manque d’imagination, pour ne pas dire de compassion : si le devoir de mémoire entend éviter que le pire ne se reproduise (le fameux « plus jamais ça ! »), sa priorité devrait être de se mobiliser contre ce pire là où il n’a pas cessé !

    Si l'histoire des traites européennes, qui se caractérise par sa relative brièveté et par leur abolition, est terminée depuis plus d'un siècle et demi, l'esclavage s'est prolongé jusqu'au milieu du XXe siècle (c'est pour le dénoncer qu’Hergé a publié Coke en stock en 1958) et il persiste de nos jours dans certains pays, notamment le Soudan, le Niger et la Mauritanie (malgré son abolition officielle en 1960, et de nouveau en 1980).

    Selon le Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l'homme, il y aurait aujourd’hui dans le monde encore plusieurs millions d'adultes en esclavage véritable (à distinguer du nouvel esclavage que constituent diverses formes de surexploitation). Bien que plusieurs plusieurs associations humanitaires aient aujourd'hui pour principale activité le « rachat d'esclaves », on n’en parle guère et les militants africains anti-esclavage se sentent un peu seuls, tels Moustapha Kadi Oumani, qui soulignait les contradictions de cette repentance à deux vitesses en conclusion de son livre Un tabou brisé. L'esclavage en Afrique (éd. L'Harmattan) :

    « Il apparaît bien paradoxal, au moment où l'Afrique attend des excuses pour les effets dévastateurs qui ont laminé son potentiel économique, déformé les systèmes politiques, sapé les pratiques morales et civiques, qu'elle continue à pratiquer elle-même l'esclavage ».

    Les criminels esclavagistes n'appartiennent malheureusement pas tous au passé lointain. Il n’y a pas qu’à Paris que Louis-Georges Tin peut déposer des plaintes.

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  •   C’était la première nuit où vraiment, je ne savais ni quoi faire, ni où aller. (Rue 89)
    Il y avait bien Laura, chez qui j’avais passé une grande partie de mes nuits depuis que j’étais à la rue, mais justement, ça commençait vraiment à me mettre mal à l’aise.

    Elle était pas chiante Laura, ça non. Elle m’avait toujours dit que je pouvais compter sur elle, qu’elle ne pouvait de toute façon pas me laisser « comme ça », elle me demandait pas de me justifier, « est-ce que tu te drogues encore ? », « t’es sûre que ce serait si terrible que ça le sevrage en hôpital ? »... Elle faisait pas chier avec ces trucs-là.

    Making of

    Ce texte de Salomée a été initialement publié sur son blog. Il fait suite à un témoignage qu’elle avait publié sur Rue89 « Quand tu es toxico, les gens ont tous les droits sur toi », où elle racontait que ses parents, découvrant qu’elle se droguait, avaient pris la décision de la faire interner. Elle avait 17 ans, elle est partie de chez elle. Une fugue de dix mois. B.G.

     

    Mais bon je voyais bien, je sentais, elle avait pas signé pour se retrouver avec une toxico mineure en fugue clouée chez elle jusqu’à cinq soirs par semaine, et la grandeur d’âme a ses limites.

    Surtout que j’avais rien à lui donner en échange.

    Depuis un moment, ses « Mais t’as une idée de comment tu vas te débrouiller pour la suite ? » m’apparaissaient de moins en moins bienveillants, et de plus en plus chargés de sous-entendus.

    Non seulement je représentais une charge supplémentaire, mais en plus, je lui faisais prendre des risques.

    Pas une thune, j’ai faim, j’ai froid, et j’ai plus de parents

    Alors bon, je ne lui en voulais pas vraiment de perdre un peu de sa bienveillance à toute épreuve. Quoique peut-être un peu, par moments.

    De toute façon, quand t’es là, enfermée dehors, à te sentir trop comme une pauvre conne, t’en veux un peu à tout le monde. Parfois, j’avais envie de bondir sur les gens de cet éternel centre-ville où j’étais la plupart du temps condamnée à me cacher pour attendre le rien, juste histoire de leur cracher toutes mes emmerdes à la gueule comme ça, une bonne fois.

    Je suis malade, recherchée par la police, je n’ai nulle part où me poser, ni le jour, ni la nuit, j’ai pas une thune, j’ai faim, j’ai froid, et j’ai plus de parents.

    Parfois j’étais tellement aigrie de voir ces gens entrer dans des boutiques et ressortir les bras chargés, aigrie de voir ces gens qui savaient où aller, quoi faire, où rentrer, qui étaient attendus, mais pour des trucs biens, pas pour être attrapés et enfermés de force.

    Mais bien sûr cette colère n’était pas audible ou convenable. « Tu n’envieras point ton prochain », même si tu n’as rien, que tu as peur de la souffrance et de la mort en permanence à cause de ça, et que le spectacle de ton prochain qui a plus que toi se déroule juste là, à côté de toi.

    Ne fais pas de bruit, pas d’esbroufe, si t’en es là en plus, c’est sûrement pas pour rien.

    Quand tu te retrouves à la rue, les premiers jours, tout le monde te tend la main. Une nuit par-ci, une nuit par-là, t’es comme un pote qu’on invite pour la soirée, finalement ça ne change pas grand chose pour ton hôte. Tout le monde te demande : « Comment tu vas faire pour la suite ? », et tu sens bien que « je ne sais pas » n’est pas une réponse acceptable.

    Quand tu prononces ces mots, c’est gros malaise, ha tu veux dire, c’est vraiment la merde là, c’est pas du tout bonne ambiance ton histoire ?

    Ma mère : « J’vous préviens, j’ai prévenu la police maintenant »

    Et puis ensuite les ennuis commencent à s’accumuler. Pour moi y a eu le problème des flics. Au bout d’une semaine ma mère était allée choper des copines à la sortie du lycée, « J’vous préviens, j’ai prévenu la police maintenant, vous avez intérêt à prévenir Salomée qu’elle doit rentrer, et tout de suite ! Je sais que vous savez où elle est ! »

    Bien sûr, elle avait aussi téléphoné à plein de parents, qui bien sûr, s’étaient tout de suite sentis très investis par la mission de me balancer si jamais je devais apparaître chez eux un de ces soirs.

    Finalement, j’avais plutôt eu du bol que ce process ne s’enclenche pas plus vite.

    Par la suite ma mère m’expliquera qu’elle et mon père avaient sincèrement cru que j’allais revenir quelques jours après mon départ, genre grosse prise de conscience, air penaud et bras grands ouverts vers la servitude volontaire, et que c’était pour cette raison qu’ils n’avaient pas lancé le branle-bas de combat tout de suite.

    Envahie d’une peur terrible

    Alors forcément, dans ces conditions-là, les possibilités de potes chez qui squatter de temps en temps se sont radicalement réduites. J’avais mes copines les plus proches qui pensaient à moi dès que leurs parents étaient absents pour une nuit, mais c’était pas souvent. J’avais Laura, qui avait un studio et que mes parents ne connaissaient pas, et puis, je l’apprendrai par la suite, j’avais les rencontres du hasard.

    En tout cas ce jour-là, le temps était passé comme un éclair, et aucune perspective ne s’était dessinée pour moi. Arrivée à la fin de la journée, j’avais été envahie d’une peur terrible.

    Qu’est ce que j’allais faire ? Fallait que je trouve un truc, je ne pouvais pas rester dehors toute une nuit comme ça, j’allais pas y survivre, j’allais forcément me faire agresser, ou me faire arrêter par les flics, et puis il faisait juste beaucoup trop froid.

    Et si je demandais de l’aide à un(e) inconnu(e) ? Mais comment être sûre de ne pas tomber sur un fou(lle) furieux(se) ? Ou bien de ne pas tomber sur quelqu’un de tellement trop bienveillant qu’il allait finir par appeler les flics ?

    La panique, soit ça écrase les pensées dans un immense chaos, soit ça donne au contraire un miraculeux coup de clairvoyance. Ben pour ce soir-là, c’était la carte chaos absolu, y avait pas à dire.

    Une fois le gros du coup de pression descendu, j’avais pas eu les idées plus claires, mais tout de même comme un élan de pragmatisme. Acheter à boire avant que ça ferme, au moins pour tenir, et aussi pour soulager.

    Il n’y avait que des mecs dans le groupe

    Devant le magasin dans lequel j’avais prévu de dépenser une partie de mes quatre euros et quelque dans une bouteille de blanc dévissable et une bière forte, j’avais croisé une bande de punks que je commençais à bien connaître à force de zoner.

    J’aimais pas trop traîner dehors avec eux, parce qu’ils étaient de vrais aimants à condés. Parfois j’avais été conviée à me poser un peu dans leur squat, mais il n’y avait que des mecs dans le groupe, alors je repartais toujours dormir ailleurs.

    On avait alors échangé quelques mots, surtout rapport à la défonce, l’un d’eux avait du speed, un autre de l’héro et des cachetons, et ils devaient voir un type pour de la coke dès qu’ils auraient récupéré assez de thunes à la manche.

    J’avais décidé de rester avec eux, bien que très nerveuse à l’idée d’être reconnue ou contrôlée, et puis au bout d’une heure, miracle, on était partis au squat, enfin un endroit où se poser un peu, quelques heures, c’était déjà ça.

    La squat était un vieil et immense immeuble, les types qui y vivaient n’avaient pas encore réussi à mettre l’électricité, du coup ils restaient tous dans une seule pièce pour essayer de profiter de la chaleur des uns et des autres.

    Des matelas par terre, des couvertures, des bougies, une petite table « rouleau de fils de chantier » avec des cendriers et du matos à défonce, quelques paquets de gâteaux. Ambiance à la fois glauque et réconfortante, juste le soulagement d’être à l’abri des regards, d’être un peu tranquille, d’être juste... posée.

    On avait passé la soirée à se défoncer et à parler de choses et d’autres. J’avais essayé d’en profiter autant que possible, mais mon angoisse et ma gorge serrée ne m’avaient pas quittée.

    Aussi puissantes que peuvent être les montées et les mélanges came-alcool-cachetons, y’a des trucs qui restent, tu peux rien y faire, c’est là et ça te colle aux tripes. En l’occurrence ne pas savoir où aller dormir, c’était de ce genre.

    La peur. Rester avec eux, c’était s’engager

    Et puis les mots s’étaient fait de plus en plus hasardeux, les mecs s’étaient montrés de plus en plus lourds, ho c’était pas insupportable non plus, juste quelques rappels bien sentis que j’étais une meuf défoncée au milieu d’une bande de mecs défoncés, hahaha mais dis donc, c’est qu’il pourrait s’en passer des choses et que j’avais vraiment pas froid aux yeux !

    L’inquiétude, et la peur. Rester, c’était s’engager. Une femme ne se fait pas inviter à dormir par une bande de mecs impunément, n’est ce pas ? Une femme ne se met pas d’équerre avec une bande de mecs sans savoir que « ça envoie des signaux » non plus. Et d’ailleurs... Allaient-ils me laisser partir ? Et si j’avais déjà trop abusé ? Fallait que je me lance.

    « Hum... Bon, c’est pas que je m’ennuie, mais je vais y aller...
    – Ha, tu rentres quelque part ? Tu sais où aller, au moins, gamine ?
    – Ouais ouais ouais, j’ai les clés de chez une pote, faut qu’j’y aille parce que si je rentre pas elle s’inquiète après...
    – Ben ok... Tu sais tu peux rester, on va pas te violer ! [rires communs]
    – Haha nan, mais attendez, je sais hein ! Haha ! Nan nan, mais sérieux aucun rapport, c’est juste par respect pour ma pote voyez...
    – Nan mais d’façon t’as raison, si tu peux aller ailleurs, fais-le, tu vois pas comme on s’les gèle ici !
    – Ouais je sais... Hum. Bon bah... Allez hein ! »

    Une fois dehors, mon énorme sac me sciant l’épaule, épuisée et arrachée, j’avais été électrisée par le froid qui m’était tombée dessus d’un coup. Y avait pas de chauffage dans le squat, mais on était à l’abri du vent, y avait des couvertures, des bougies et notre chaleur à tous.

    La gare quand tu zones, c’est un réflexe

    C’était 2 degrés. 2 degrés, c’est pas encore négatif, alors ça ne sonne pas impressionnant, mais c’est complètement glacial, surtout avec du vent.
    L’hésitation, quelques secondes. Et si j’y retournais en disant que je ne retrouve plus les clés de chez ma copine ?

    Il était 2 heures et quelques du matin, je pouvais dire que je ne voulais pas la réveiller.

    Et puis finalement, la peur l’a emporté.

    Flipper des flics en patrouille. Se tenir malgré la « foncedé ». Marcher vers la gare. Vers où d’autre de toute façon ? La gare, quand tu zones, c’est comme un réflexe. Ça reste ouvert tard, il y a des toilettes, des gens, des cabines téléphoniques.

    Finalement arrivée, je m’étais arrêtée dans un petit recoin abrité du vent qui avait l’avantage d’être facile à fuir si un quelconque danger devait se profiler. Posée sur mon sac, crispée par le froid, il y avait encore trois heures à attendre avant l’ouverture de la gare. Trois heures, ça sonnait juste comme l’éternité.

    Se défoncer. Pour supporter un truc pareil

    Depuis toute petite, un truc m’avait toujours foutu une trouille terrible : le fait de me retrouver coincée avec rien à faire pour passer le temps. C’était une question qui me taraudait, je demandais régulièrement à ma mère, « ils font quoi les gens en prison du coup ? », « à quoi ils pensent pendant toute la nuit les SDF ? », et ses réponses ne me satisfaisaient jamais.

    Parce qu’il n’y avait pas d’autres réponses que celle que j’avais déjà très bien devinée toute seule : rien. Ils ne font rien, les gens. Ils attendent et ils sentent le temps les oppresser comme tout le reste.

    J’ai longtemps gardé cette propension à imaginer que les réponses trop dures à certaines de mes questions ne devaient pas être les bonnes, longtemps cultivé l’idée qu’il y avait un genre de « truc », des astuces pour contourner ci ou ça.

    Et puis au fur et à mesure des évènements et du temps j’ai bien été obligée d’admettre que ce n’était pas le cas. Y avait pas de truc, y avait juste la vie, brute et sans échappatoire, dans ses bons comme dans ses mauvais instants.

    J’avais gardé ma bière forte pour moi, prévoyant que j’allais me retrouver dans cette situation miteuse. Ces gens qui revendiquent de ne pas donner de monnaie aux clodos « pour ne pas qu’ils achètent de l’alcool », j’aimerais bien voir comment ils se dépatouilleraient s’ils se retrouvaient enfermés toute une nuit dehors à 2 degrés.

    Se défoncer, c’est une des seules alternatives pour supporter un truc pareil.

    En tout cas, c’est ce qui m’a permis de réussir à comater un peu. Ce n’était pas reposant, pas agréable non plus, mais ça avait un énorme avantage, celui de donner le sentiment que le temps passait vite.

    Et puis soudain, je m’étais souvenue qu’il me restait quelques centimes dans ma poche. Quatre-vingt-dix centimes exactement. A trente centimes le quart d’heure dans les toilettes publiques, ça me faisait trois passages, soit trois quarts d’heure à l’abri.

    Pas la moindre idée de « la suite », cette foutue putain de suite dont tout le monde me parle

    Sur le moment, cette perspective m’avait presque réchauffé le cœur. Et sans plus attendre, je m’étais dirigée vers les toilettes, qui se trouvaient à quelques dizaines de mètres.

    Lumière blafarde, miroir rayé et odeur d’égouts, même pas un mètre carré de surface et presque aussi froid que dehors, mais pourtant un vrai soulagement, petit instant de répit où je ne me sentais plus totalement vulnérable et à la merci de n’importe quel évènement.

    Soulagement aussi, de trouver un abri pour me faire une trace d’héro.

    Soulagement de courte durée face au constat que j’avais un peu trop forcé sur le dose dans la soirée. Demain, j’allais absolument devoir trouver un moyen de pécho, ce qui laissait présager des heures de manche dans un état pas très engageant.

    Mais de toute façon demain c’était une perspective lointaine, à ce moment-là.

    Et puis, après le soulagement, c’est finalement une immense tristesse qui m’avait gagnée.

    Me voir là, en train de guetter les minutes de répit que me laissaient de dégueulasses chiottes publiques comme si c’était un trésor, complètement gelée, et surtout complètement seule...

    Fallait que je l’admette : j’étais carrément à la rue, et ça commençait d’ailleurs à se voir de plus en plus. Je n’avais pas la moindre idée de « la suite », cette foutue putain de suite que tout le monde me renvoyait à la gueule sans arrêt, j’avais la trouille, et je me sentais juste totalement abandonnée.

    Cet enfer pavé de bonnes intentions qu’était la bienveillance des gens

    C’était comme si personne ne savait que j’existais. Personne ne savait ce que je vivais. Je voulais éviter que mon désespoir se sache trop, complètement flippée par cet enfer pavé de bonnes intentions qu’était la bienveillance des gens.

    Ne pouvoir faire confiance à personne de mon ancienne vie. Devoir me cacher sans arrêt. Etre comme une fugitive alors que je n’avais rien fait. Dire que tout va bien pour ne jamais montrer sa vulnérabilité. Raconter des histoires de carte de bus oubliée pour faire la manche, comme pour ne pas m’avouer à moi même que j’étais une clocharde, pour de vrai.

    Le silence assourdissant de la ville qui dort au chaud dans un lit. L’idée que personne au monde ne puisse imaginer une situation tellement absurde, compter son temps pour profiter d’un chiotte public pour pas rester comme une crevarde dehors.

    La honte, et la tristesse.

    J’allais devoir agir, trouver des solutions. Ça demanderait surement de se mouiller plus, beaucoup plus. Mais fallait bien que je finisse par l’intégrer : j’étais vraiment seule, vraiment à la rue, et je n’avais que moi même sur qui vraiment compter.

    Le ballet entre toilettes « timées » et impasse cradingue a continué le reste de la nuit, enfin jusqu’ à l’ouverture de la gare plutôt. Un long moment à comater sur un banc, inquiétude au ventre d’être contrôlée – comme d’habitude –, et puis peu à peu, la ville qui s’était mise à se réveiller.

    Et bien voila. La nuit était passée.

    Et maintenant, l’heure était venue d’attaquer la manche pour la journée.


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  • Bientôt une loi contre l'obsolescence programmée?  

    Des télés qui lâchent, des imprimantes qui patinent, des machines à laver qui dégorgent. Peut-on laisser les industriels raccourcir impunément la vie de leurs produits ? La discussion s'ouvre ce mardi au Sénat.

    Ce mardi, le Sénat sera appelé à discuter d’une proposition de loi sur l’obsolescence programmée. En clair, la planification délibérée, par les industriels, de la mort d’un objet. Et ce, afin d’inciter les consommateurs à en acheter un nouveau, plus beau, plus à la mode. Déposée par le sénateur Jean-Vincent Placé (Europe Ecologie – Les Verts) le 13 mars, le texte vise à augmenter la durée de vie des produits. Mais comment donc ? En augmentant graduellement la durée légale de conformité des produits établie par le Code de la consommation de deux ans à cinq ans d’ici à 2016. « La plupart des produits sont fiables pendant au moins cinq ans, les fabricants ne devraient donc pas être particulièrement pénalisés par cette mesure. L’allongement de la durée de garantie peut même constituer un avantage concurrentiel », souligne le texte. La proposition de loi propose aussi une mise à disposition de pièces détachées pendant une période de dix ans et une meilleure information sur les possibilité de recyclage du produit usagé.

    Et si c’était un mythe ?

    Il était temps. Car la mort planifiée se décline sous de multiples formes, comme le souligne le Centre européen de la consommation (CEC) – une association franco-allemande qui œuvre pour la protection des droits des consommateurs en Europe – dans son étude (PDF). Là, il répertorie les différentes formes d’obsolescence : technique (un appareil tombe en panne et est irréparable), par péremption (des produits alimentaires affichés comme bons à jeter alors qu’ils sont encore consommables), esthétique (c’est la mode qui rend l’objet caduc), ou encore écologique (on envoie au garage sa titine pour une nouvelle voiture qui consomme moins). Conclusions du rapport : pour chaque appareil acheté, le consommateur devrait pouvoir connaître « la durée de vie de l’appareil », « la réparabilité de l’appareil et la durée de disponibilité des pièces détachées et accessoires », « l’impact environnemental du produit » et recevoir « une incitation au recyclage de l’ancien appareil ». Une transparence que promet en partie la proposition de loi de Jean-Vincent Placé.

    Mais responsabiliser les industriels ne fera pas tout. Le citoyen a aussi sa part à accomplir, assurait en novembre dernier dans nos colonnes, Damien Ravé, le fondateur du site Commentreparer.com : « En fin de chaîne, l’acte d’achat est toujours accompli par le consommateur. Il peut évoquer la manipulation, la dissimulation, l’absence de choix, mais est-il prêt à croire qu’il n’a aucune responsabilité dans la qualité des produits qu’il achète ? (…) L’obsolescence programmée est peut-être bien un mythe affirme même l’économiste Alexandre Delaigue On peut expliquer la durée de vie réduite de nos appareils beaucoup plus simplement : par leur faible prix". 

    La rédactrice :  Karine Le Loët

    Rédactrice en chef à " Terraeco"


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  •   Ursula Gauthier, correspondante permanente de l'Obs à Pékin


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  •   Le projet de loi Hamon donne de nouveaux droits aux consommateurs

    L’autre grand volet de la loi sera la lutte contre le surendettement, en complément de la loi Lagarde, votée il y a trois ans. L'instauration d'un registre national des crédits – une des dispositions phare prévues à l'origine – ne figure pas dans le projet mais devrait être réintroduite par voie d'amendement lors de l'examen parlementaire. Le projet de texte a fait l'objet d'objections juridiques de la part du Conseil d'État et doit être retravaillé, a fait savoir jeudi le ministère, réaffirmant que « sa détermination reste intacte » et que le ficher « figurera bien dans la loi ».

    Ce point fait débat : des associations de lutte contre le surendettement, comme Cresus, y sont très favorables depuis de nombreuses années. Mais d’autres, comme l’UFC-Que choisir, estiment qu’un tel fichier positif ne préviendrait nullement le surendettement.

    L’UFC-Que choisir regrette que ne figure au bout du compte dans le projet de loi qu’un seul volet sur l’assainissement du crédit à la consommation, pourtant promis par Benoît Hamon : le fait qu’au-delà de 1 000 euros, un professionnel soit tenu de proposer également un crédit amortissable s’il suggère un crédit renouvelable.

    En revanche, aucune déliaison n’est faite entre les cartes de fidélité et les cartes de crédit renouvelable. Dans un certain nombre d’enseignes, l'obtention de la première continuera de générer automatiquement la seconde.

    Au rayon des avancées, les associations se montrent en revanche satisfaites par les dispositions qui concernent les assurances. Les consommateurs pourront en effet plus facilement résilier leurs contrats d’assurance-habitation et automobile. À partir du 13e mois, ils pourront le faire à tout moment, sans frais ni pénalités. L’objectif est de mieux faire jouer la concurrence, alors que les prix des assurances augmentent sans cesse.

    De même, la protection des consommateurs sera plus importante s’agissant des ventes à distance, via la transposition de la directive européenne du 25 octobre 2011. L’allongement du droit de rétractation sera ainsi porté de 7 à 14 jours lors de ce type de ventes.

    Également au programme : un durcissement de la loi face aux pratiques commerciales trompeuses ainsi que concernant la commercialisation de denrées alimentaires dangereuses pour la santé. Le scandale de la viande de cheval vendue pour du bœuf est dans tous les esprits. Le texte prévoit de décupler les amendes pour les délits graves, et doit permettre de condamner jusqu’à 10 % du chiffre d’affaires de l’exercice précédent la faute. Le juge pourra même interdire toute activité commerciale au coupable convaincu de tromperie.


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  •   Quel est le concept des petits champions de la lecture ?

    Les enfants en classe de CM2 sont invités à lire à voix haute un court texte de leur choix pendant Les petits champions de la lecture3 minutes maximum. Le meilleur lecteur peut participer à l’étape suivante du jeu ; le jeu « Les petits champions de la lecture » comprend quatre étapes.

    Les finalistes sont invités à Paris, avec un accompagnateur, pour une grande finale nationale qui se déroulera à la Comédie française en présence des parrains de l’opération, Daniel Pennac et Guillaume Gallienne le 29 mai !

    Le partage du plaisir du lire est au cœur des petits champions : ainsi les champions permettent également à leur groupe ou à leur classe de remporter des prix.

    Si vous êtes un enseignant de classe de CM2, un libraire, un bibliothécaire ou un médiateur du livre, vous pouvez organiser facilement un premier tour en vous inscrivantsur le site.

    Nous vous invitons également à participer à l’organisation d’un second tour en vous inscrivant sur le site.

    Vous rejoindrez le comité local d’organisation chargé de mettre en place la finale au niveau départemental. L’association Les petits champions de la lecture communiquera  ce à comité local la Les petits champions de la lectureliste des participants à votre finale ainsi que toutes informations utiles.

    Consultez la brochuretout sur le jeu , la boite à questions, comment participer pour en savoir plus !

    Soutenez et faites connaître Les petits champions de la lecture en nous rejoignant sur les réseaux sociaux:  Twitter, Facebook, Youtube, et Google +

    >> Antoine Gallimard, président des petits champions de la lecture vous souhaite la bienvenue.

      Pour en savoir plus: lespetitschampionsdelalecture.fr

     


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  • L'autre guerre

    2012     300 p.    36 € 

    L’autre guerre, c’est celle, non déclarée, qui au Guatemala fait aujourd’hui autant de victimes que durant le conflit armé des années 1980. Ce pays de 14 millions d’habitants est devenu l’un des plus dangereux au monde, avec 18 assassinats en moyenne par jour dont 98 % classés sans suite. Les jeunes des quartiers défavorisés rejoignent les maras, des gangs ultra-violents qui terrorisent la population. Corruption généralisée, narcotrafic, traite de personnes, trafic d’armes, alcoolisme, inceste... autant de fléaux favorisés par la pauvreté, le chômage et des familles détruites par la guerre et l’immigration. C’est cette réalité, qui un jour pourrait devenir la nôtre, que documente le photographe Miquel Dewever-Plana depuis plus de dix ans. Avec une certitude : c’est le manque d’éducation, la fragilité des structures sociales et l’impunité qui font le lit de la violence. Son travail photographique, qui ne peut laisser indifférent, fait écho aux témoignages de tous les protagonistes de cette « autre guerre ».

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  •  "Le malheur français, c’est quelque chose qu’on emporte avec soi "

    Mathieu Deslandes | Journaliste Rue 89
     
    Plus exigeants ou « victimes » d’une école qui n’encourage pas l’estime de soi, « les Français ont 20% de chances en moins d’être heureux » selon Claudia Senik.

                             Claudia Senik, avril 2013 (Audrey Cerdan/Rue89)

    Claudia Senik est professeur à l’université Paris-Sorbonne et à l’Ecole d’économie de Paris (PSE, Paris School of Economics). Ses recherches portent sur un domaine singulier : « l’économie du bonheur ». Comme l’écrit Sylvie Kauffmann dans sa chronique du Monde (« La France ne fait pas le bonheur (suite) », mardi 2 avril), « nul n’est prophète en son pays ».

    Le 28 octobre 2011, Claudia Senik avait publié sur LeMonde.fr les premiers résultats de son étude rédigée en anglais, « The French Unhappiness Puzzle : the Cultural Dimension of Happiness » (« Le mystère du malheur français : la dimension culturelle du bonheur »), sans que cela ne fasse grand bruit.

    Le 24 mars dernier, The Observer, hebdo britannique, publie un article, également mis en ligne sur le site du Guardian, « C’est leur culture qui rend les Français moroses » ; un journaliste avait repéré que la chercheuse était invitée le 3 avril à donner une conférence à Londres.

    Parallèlement, le mensuel américain The New Yorker sort un très bon et dense papier inspiré des mêmes travaux de Claudia Senik, « Heureux d’être malheureux : le cas français ». Voilà, c’était parti en France. Le week-end de Pâques fut celui de l’auto-flagellation française sur les réseaux sociaux.

    Nous avons rencontré Claudia Senik une semaine avant qu’elle ne prononce sa conférence ce mercredi, à la Royal Economic Society de Londres. Elle nous a expliqué comment elle a travaillé. A force de mesures statistiques, elle a mis en évidence l’existence d’une mélancolie française, d’une inaptitude des Français à se dire aussi heureux qu’ils le devraient.

    Rue89 : Comment une économiste se retrouve-t-elle à travailler sur la mélancolie française ?

    Le bonheur selon les économistes

    Comment les économistes définissent-ils le bonheur ? Ils ne le définissent pas, selon Claudia Senik.

    « On ne se dit pas a priori ce qui rend les gens heureux. On essaye de l’apprendre des gens eux-mêmes en observant quels sont les corrélats du bonheur déclaré, et les facteurs qui évoluent quand un individu déclare qu’il est plus content de sa vie une année qu’une autre.

    Il y a à la fois une dimension cognitive (je porte un jugement sur ma vie) et une dimension plus émotionnelle, plus affective (on demande aux gens si, au cours de la semaine passée, ils se sont souvent sentis joyeux, excités, mobilisés ou au contraire déprimés, tristes, en colère, frustrés... puis on calcule une sorte d’indice entre les émotions négatives et positives).

    Sur ces études-là, les Français sont en haut du classement des pays en termes d’émotions négatives ressenties, et très bas dans le tableau des émotions positives. »

    Claudia Senik : J’ai assisté un jour à un séminaire consacré aux déclarations des gens sur leur bien-être, j’ai trouvé ça intéressant. Comme je travaillais sur la Russie et qu’il y avait des données très riches, j’ai commencé à travailler sur la dynamique du bien-être en Russie... et je suis tombée dedans.

    J’ai mené plusieurs travaux sur la relation entre revenu et bien-être, entre croissance et bien-être, et en faisant ces travaux, en utilisant des enquêtes internationales, je me suis rendu compte que la France était tout le temps en dessous des autres pays en termes de bien-être moyen.

    Les Français transforment systématiquement un niveau de vie donné en un niveau de bonheur moindre que les autres pays en moyenne. Et cet écart est assez stable depuis qu’on a des données (les années 70). Quand on est en France, toutes choses égales par ailleurs, on a 20% de chances en moins d’être heureux – en tout cas de se dire très heureux.

    D’autres pays ont-ils aussi ce problème ?

    L’Allemagne et l’Italie connaissent aussi une tendance de ce type. Mais ce n’est pas le cas de l’Angleterre, des Pays-Bas, de la Belgique... En gardant nos circonstances de vie inchangées, si nous avions la fonction de bien-être des Belges, cela nous remonterait de plus d’un demi-point sur l’échelle de bonheur. Ce qui est beaucoup.

    Qu’est-ce que c’est que cette échelle ?

    Dans de grandes enquêtes auprès de dizaines de milliers d’individus, en plus des questions habituelles sur leurs circonstances objectives de vie (leur âge, leur métier, leur statut d’emploi, leur situation matrimoniale...), on introduit des questions plus subjectives. On leur demande de se situer en termes de bonheur, de satisfaction dans la vie, sur une échelle de 0 à 10. En Europe, la moyenne est à 7,6. Certains pays scandinaves sont au-dessus de 8. La France est à 7,2. C’est particulièrement faible.

    A partir de ce constat, comment avez-vous enquêté ?

    Au début, j’ai essayé de voir si c’était le fait de certains groupes. J’ai essayé de voir si ça concernait plus les jeunes ou les vieux, les riches ou les pauvres... qui auraient plombé la moyenne. Au terme d’analyses économétriques, je n’ai rien trouvé de tel.

    Je me suis donc demandé si c’était dû aux circonstances objectives : y a-t-il, en France, quelque chose de particulier qui rende les gens malheureux ? Le chômage, les inégalités, l’architecture de la banlieue... ? Ou est-ce que c’est dans la tête ?

    J’ai donc utilisé une grande enquête européenne – 1 500 personnes interviewées dans chaque pays pendant quatre années – dans laquelle on peut distinguer les « natifs », comme on dit en anglais [« de souche », en langage courant, ndlr] et les immigrés de première et deuxième génération.

    Si ce qui rend les Français malheureux relevait des circonstances objectives, les immigrés seraient eux aussi touchés. Mais ce n’est pas le cas. Les immigrés sont moins heureux que les natifs dans tous les pays, et on n’observe pas un malheur supplémentaire chez ceux qui vivent en France.

    Quid des Français expatriés ?

    Ils sont en moyenne moins heureux que d’autres expatriés européens. Ce qui prouve bien que c’est quelque chose qu’on emporte avec soi. C’est dans la tête.

    A un moment, vous vous demandez si le « malheur français » n’est pas lié à la langue...

    Une hypothèse est parfois soulevée : « heureux » ou « happy », ça ne veut pas dire exactement la même chose. Le niveau d’exigence contenu dans le mot « heureux » serait variable selon les langues et expliquerait les différences dans les réponses aux questions sur le bonheur. Du coup j’ai vérifié : au Canada, en Suisse et en Belgique, les communautés francophones ne sont pas toujours, à conditions de vie égales, les plus malheureuses. Donc ce n’est pas purement dû à la langue.

    En revanche, j’ai observé que les immigrés qui étaient passés par l’école en France depuis un très jeune âge étaient moins heureux que ceux qui n’étaient pas passés par l’école française. Ce qui me fait penser que les institutions de socialisation primaire formatent les choses assez lourdement.

    Quel rôle joue l’école dans la fabrication de la mélancolie française ?

    Avec les données dont je dispose aujourd’hui, je n’ai pas pu identifier les facteurs qui façonnent cette mentalité. On manque de données sur le bien-être des enfants. Je partage les conclusions des frères d’Iribarne, qui ont écrit qu’il y avait une contradiction dans le système français entre élitisme et égalitarisme. On dit à tout le monde : il y a égalité des chances.

    Mais on a un système super élitiste et unidimensionnel. On demande aux gens d’appartenir aux 5% des meilleurs (mais par définition, tout le monde ne peut pas y être), on les classe, et on considère que seuls le français, les maths et l’histoire comptent. On se fiche complètement qu’ils excellent en sport, en peinture, en musique, en conduite de projets...

    Il y a donc très peu de gens qui ont l’impression d’être vraiment au top. Ils se voient comme étant en échec ou moyens. A force d’être éduqués avec cette échelle de 0 à 20, beaucoup finissent par se voir au milieu de l’échelle. L’école française a plein d’avantages, elle produit des gens très bien formés, mais ce n’est pas l’école du bonheur.

    On connaît un autre extrême : une école où l’on dit sans arrêt aux enfants « c’est bien », « c’est merveilleux », « c’est formidable », « tu es vraiment génial », « great », « wonderful », « gorgeous »...

    Et ça produit quoi ?

    Ça produit de l’estime de soi et de la confiance en soi. Précisément la base du bonheur. D’un point de vue rationnel, c’est intéressant de former des citoyens qui ont le courage d’affronter le monde, de prendre des risques, de se lancer en se disant qu’ils vont y arriver.

    Votre travail n’est pas encore achevé. Vers quelle interprétation vous orientez-vous ?

    Quand on répond à une question sur le bonheur, on a toujours en tête des éléments de comparaison. C’est par rapport à un monde de possibles, à un certain niveau d’exigence. Les Français ont peut-être un niveau d’exigence plus élevé que les autres, ou une nature d’exigence différente.

    Une des sources importantes du bonheur, c’est l’anticipation, la capacité à se projeter dans le futur, les projets... Il y a une dimension individuelle, mais aussi une dimension collective. S’inscrire dans l’avenir, cela suppose que l’on adhère au monde tel qu’il est. Si on est dans un pays qu’on ne se représente pas comme étant très dynamique, on n’a pas l’impression de faire partie d’un projet collectif très identifiant. Et cela déteint sur la perception que l’on a de soi-même.

    J’ai reçu de nombreux messages de lecteurs de mes travaux qui me disent que le malheur français vient du fait que l’anglais se soit imposé comme langue de communication, qu’on a laissé tomber la francophonie... Il me semble que c’est assez significatif.

    Est-ce que les Français se complaisent dans ce malheur ?

    Je pense qu’ils sont attachés à un idéal qui ne correspond pas au monde tel qu’il est. En termes un peu psychanalytiques, il y a un bénéfice à cela. On se berce de l’idée qu’on est le pays de l’universalisme, des Lumières, de la Révolution, un grand pays. Ça nous fait du bien, mais après on le paye, on en souffre, parce que ça ne correspond plus à ce qu’est la France aujourd’hui.

    Si vos hypothèses sont validées par la communauté scientifique, quelles conclusions devraient en tirer les pouvoirs publics ?

    Bouleverser l’enseignement des langues. L’enseignement des langues à l’école aujourd’hui ne participe pas d’un grand enthousiasme pour le monde tel qu’il est. On vit dans un monde globalisé, mais les Français, à 18 ans, ne maîtrisent pas l’outil de communication de ce monde : l’anglais. C’est un vrai handicap.

    Cela nous empêche de nous sentir autant citoyens du monde qu’on le devrait. Du point de vue des anticipations dans le futur, ce n’est pas une bonne chose. On devrait passer beaucoup plus de temps, à l’école, à faire autre chose que des maths et du français. Développer d’autres dimensions de la vie.

    Ceci dit, j’ai adoré l’école, je suis un pur produit de l’école française, j’étais super compétitive, j’adore être au sommet, mais ce n’est pas généralisable. On ne peut pas exiger de tout le monde de se concentrer, de rester toute la journée assis sur une chaise quand on est un enfant !

    Donner l’impression aux gens, dès le début de leur vie, que la réussite est multidimensionnelle, qu’il y a différentes manières de réussir et qu’elles sont toutes aussi légitimes les unes que les autres serait un grand progrès.


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  •  Banque centrale européenne : embrouille et secret défense

    Le Yéti   voyageur à domicile
    Publié le 28/03/2013 (Rue 89 blogs)

    Tous aux abris ! La panique règne à la Banque centrale européenne (BCE) dirigée par Mario Draghi, suppôt comme chacun sait ou devrait savoir de la tristement célèbre Goldman Sachs. Alors les assiégés dressent les barricades pour sauver leurs coffres en péril. Deux éléments viennent conforter cette impression, révélés l’un par l’allemand Deutsche Wirtschaftsnachrichten, l’autre par Mediapart.

    Chypre, c’est quoi cette embrouille ?

    Les Deutsche Wirtschaftsnachrichten (en clair, Nouvelles économiques d’Outre-Rhin) vient de donner un éclairage avisé sur les dessous du plan de « sauvetage » de Chypre par la BCE.

    Contrairement à ce qui s’était passé avec la décote des emprunts grecs, celle des obligations chypriotes était tout bonnement impossible car elles étaient liées en grande partie à de la dette grecque qui servait de garanties pour la BCE.

    Avec la banqueroute des banques chypriotes, c’est la BCE elle-même qui aurait paumé quelque 12 milliards d’euros, et aurait déclenché un système automatique de transfert immédiat équivalent (Target 2) de la part des pays membres, en vrai argent sonnant et trébuchant. Trois milliards à débourser rien que pour l’Allemagne de Frau Merkel.

    On comprend mieux l’acharnement de la Troïka, et plus précisément de Mario Draghi, à « sauver » coûte que coûte ce qui pouvait rester de l’édifice bancaire chypriote. Quitte à pulvériser le tabou de l’inviolabilité supérieure des créanciers et des actionnaires. Quitte à violer les règles mêmes de l’UE en matière de liberté de circulation des capitaux.

    On comprend aussi que nos malfrats de Bruxelles ne peuvent plus laisser tomber l’euro sous peine de voir les protégés de créanciers perdre sèchement toutes les dettes issues d’un Target 2. Deutsche Wirtschaftsnachrichten :

    « Vu sous cet angle, le hold-up organisé des banques chypriotes est ce qu’il y a de moins grave. Draghi et les sauveteurs de l’euro ne se battent pas pour sauver Chypre, ils se battent pour leur propre survie. »

    La BCE sous la protection... du secret défense !

    Mediapart, décidément seul et unique média français d’investigation qui se respecte, vient de lever un autre faisan symptomatique de l’affolement qui saisit nos oligarques de Bruxelles et de Francfort.

    La Cour de justice européenne vient de voler au secours de la BCE en lui accordant le bénéfice... du secret défense ! Ce qui exempte la forteresse de M. Draghi, déjà hors de tout contrôle démocratique, de rendre compte de ce qui y est commis si bon lui semble.

    Chose qui tombe parfaitement bien quand on sait que cette décision fait suite à une demande de documents par l’agence Bloomberg pour savoir comment Goldman Sachs – où officiait alors un certain Mario Draghi – avait pu plumer la Grèce en faisant exploser son taux d’endettement. Martine Orange (Mediapart) :

    « Lorsque la BCE s’était vu demander communication de ces documents, elle avait refusé au motif qu’ils étaient dépassés. L’embarras des instances européennes était d’autant plus manifeste que le sujet mettait en cause son contrôle, la responsabilité de Goldman Sachs et faisait peser le soupçon sur Mario Draghi. »

    On le voit, les crabes défendent becs et pinces leur panier et sont prêts à tout, absolument tout, pour ne pas finir dans le court-bouillon d’une justice populaire qu’ils n’auraient pas volée. Il n’y a guère que dans la froidure nordique islandaise que des malandrins, difficilement présumables innocents de par la perversion intrinsèque du système qu’ils servaient, sont pour l’heure inquiétés.

    Mais voici que se profilent pour 2014 des élections qui donneront amplement l’occasion de mettre ce linge sale européen sur la table. Et, qui sait, d’en profiter pour botter quelques culs.


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