• Le dernier des injustes

     Claude Lanzmann : « Les procureurs se calmeront »

    Lundi 20 Mai 2013   Aude Lancelin - Marianne
    Directrice adjointe de la rédaction de Marianne, responsable du service culture et idées 

    Nouveau film de Claude Lanzmann, « le Dernier des injustes », qui a été présenté hors compétition au Festival de Cannes, évoque la figure très controversée du rabbin Benjamin Murmelstein, président du ghetto juif de Theresienstadt à la fin de la guerre. Une œuvre majeure, apportant des éclairages historiques inédits, notamment sur la personnalité d'Adolf Eichmann.


    Claude Lanzamann présente Le Dernier des injustes, hors compétition à Cannes -  FLORENT DUPUY/SIPA
    Claude Lanzamann présente Le Dernier des injustes, hors compétition à Cannes - FLORENT DUPUY/SIPA
     
    Marianne: A quel moment avez-vous songé à consacrer un film à la figure ambiguë de Benjamin Murmelstein, ancien président du conseil juif de Theresienstadt, en Tchécoslovaquie, jusqu'ici souvent tenu pour un « collabo » ? Vous aviez eu un très long entretien avec lui au moment du tournage de Shoah, à Rome, en 1975, pourquoi ne l'avoir pas utilisé à ce moment-là ?

    Claude Lanzmann : Shoah est un film épique, le ton général y est d'un tragique sans rémission. Quand on écoute Benjamin Murmel-stein, on voit que ça ne colle pas, que c'est un autre esprit. Pourtant, il fut le premier protagoniste avec lequel j'ai tourné. Cela m'avait été très difficile d'obtenir un rendez-vous avec lui, et c'est mon épouse d'alors, l'écrivain allemand Angelika Schrobsdorff - on la disait la plus belle femme d'Allemagne -, qui l'avait conquis, car il aimait les femmes.

    De Jérusalem, nous étions arrivés à Rome avec un matériel de prise de vues et de son formidable, très sophistiqué, mais, aussitôt arrivés, notre minibus avait été entièrement pillé par un gang italien organisé. Nous fûmes alors obligés de faire venir du matériel en catastrophe de Paris. Cet incident m'avait un peu assommé, mais j'ai quand même tourné pendant une semaine entière avec Murmelstein.

    C'était tellement difficile de faire Shoah, de la façon dont je l'ai fait, sans commentaires, la construction du film générant d'elle-même sa propre intelligibilité, que, si j'avais dû intégrer ce tournage, le film aurait duré au moins vingt heures ! Donc, je me suis dit, on verra plus tard, et j'y ai longtemps renoncé. La question des conseils juifs, par tout ce qu'elle implique et met en jeu, était très difficile mais aussi déjà présente dans Shoah.

    Le paradoxe est que j'aurais pu avoir un président de conseil vivant, Murmelstein, et que toute l'imprégnation tragique de Shoah m'a conduit à le remplacer par un président de conseil mort, Adam Czerniakow, de Varsovie, qui s'est suicidé en juillet 1942, le premier jour des déportations pour Treblinka. Dans Shoah, c'est l'historien Raul Hilberg qui l'incarne, en commentant le journal tenu chaque jour par Czerniakow jusqu'à son suicide, et dont il venait d'assurer la publication aux Etats-Unis, et de rédiger la préface.

    Hilberg, avant d'avoir lu, sur mes conseils, ce journal, était très violemment opposé à tous ces gens, à tous les notables juifs contraints de « collaborer » avec les Allemands. Alors, j'ai longuement discuté avec lui, je lui ai démontré que tous ces hommes étaient pris dans des contradictions sauvages et ne pouvaient pas agir autrement. Hilberg m'a donné raison, il a complètement changé son jugement sur eux.

    Qu'est-ce qui vous a décidé à vous réintéresser aujourd'hui à cet aspect particulièrement douloureux de l'extermination des juifs d'Europe ?

    C.L. : J'avais entreposé tout ce matériel à l'United States Holocauste Memorial Museum, à Washington, et ils avaient numérisé tout ça. Mais ils l'avaient traité comme un matériel qui ne pouvait être accessible qu'aux chercheurs. Il se trouve qu'un jour, à Vienne, il y a cinq ou six ans de cela, j'ai assisté à la projection d'un bout de mon interview brute de Benjamin Murmelstein. Cela m'a totalement révolté. J'ai ressenti ça comme un vol. Je me suis dit : « Mais c'est moi, tout ça ! »

    Et c'est là que j'ai décidé de m'y coller, d'en faire un film qui soit une œuvre. Dans le New Yorker, Richard Brody, qui avait vu une partie de cette interview brute, a écrit dans un article : « C'est intéressant, mais, pour qu'il y ait de l'art, il faut que ce soit Lanzmann qui le fasse. » C'est ainsi que j'ai pris la décision de réaliser une œuvre véritable de cinéma, quelles que soient les difficultés considérables auxquelles je savais devoir m'affronter.

    «Le dernier des injustes», c'est ainsi que Murmelstein se décrit lui-même dans le film, par allusion au roman d'André Schwarz-Bart. Un injuste, un traître, c'est ainsi que beaucoup de gens voient les présidents de conseils juifs de l'époque, aujourd'hui encore. Ce n'est pas ainsi que vous le présentez dans le film, bien que lui posant parfois des questions très dures, quand vous l'interrogez notamment sur son désir de pouvoir. Vous semblez cependant gagné, au fil des entretiens, par une réelle bienveillance à son égard. Qu'est-ce qui vous a convaincu de la sincérité de sa démarche ?

    C.L. : De vrais collabos, c'est-à-dire des gens partageant l'idéologie des nazis, comme c'était le cas par exemple des collabos français, il n'y en a pas eu parmi les juifs, sauf à Varsovie, peut-être, un groupuscule qu'on appelait les Treize, parce qu'ils habitaient au 13 de la rue Leszno. Leur leader était un certain Gancwajch, qui, lui, était un traître, renseignant les Allemands. C'est un cas quasiment unique. Les autres étaient nommés par les Allemands et leur refus signifiait la peine de mort. Ils essayaient de sauver quelque chose, ils croyaient à la rationalité allemande, à savoir que les Allemands avaient besoin du travail juif et que, s'ils travaillaient, on ne les tuerait pas. Ils se sont trompés. La mort des juifs était prioritaire.

    Pour ce qui est de Murmelstein, on est encore dans un autre cas de figure. J'ai été frappé par sa capacité de repartie, par son savoir, par son intelligence. Je l'ai surtout senti parfaitement sincère. Très souvent, il dit : « On n'avait pas le temps de penser. » C'était justement là la perversité des nazis, tout le temps de nouveaux ordres à exécuter à toute vitesse et tous plus inexécutables les uns que les autres. Murmelstein confesse tout ça à la fin de très longues heures de discussion : « On n'a pas vu, on n'a pas prêté assez d'attention »...

    Même lui qui, pourtant, ne se faisait aucune illusion sur la cruauté des nazis et leur capacité infinie de tromperie. Il ne ment pas non plus quand il dit que, pour les chambres à gaz, il ne savait pas, c'est absolument vrai. Ils avaient peur des déportations de Theresienstadt vers l'Est, mais étaient incapables d'imaginer la réalité de la mort dans les chambres à gaz. Birkenau, pour eux - et cela recoupe exactement ce que j'ai montré dans Shoah à propos du « camp des familles » tchèques -, était une sorte de réplique de Theresienstadt en plus dur. Comme le dit magnifiquement Filip Müller dans Shoah : « Qui veut vivre est condamné à l'espoir. » Ils voulaient tous vivre.

    Des intellectuels comme Hannah Arendt ou Gershom Scholem, que vous avez, pour sa part, très bien connu, ont porté des jugements extrêmement durs sur ces présidents des conseils juifs. Pour Scholem, Murmelstein aurait mérité d'être pendu. Qu'est-ce qui explique, à vos yeux, la dureté de ce regard ?

    C.L. : J'ai très bien connu Scholem, il était le témoin de mon mariage à Jérusalem avec Angelika, je n'ai pas connu Hannah Arendt. Scholem était un homme doux, incapable de tuer une mouche sauf entre deux pages d'un des formidables talmuds qui tapissaient sa sublime bibliothèque. Lorsque Eichmann a été condamné à la pendaison par le tribunal de Jérusalem, il s'est prononcé contre l'exécution de la sentence, tout en la réclamant irresponsablement pour Murmelstein, qui avait été acquitté de tous les chefs d'accusation portés contre lui, devant la justice tchèque, par certains juifs de Theresienstadt.

    Ce qui permet à Murmelstein de dire drôlement : « Cet homme-là est un peu capricieux avec la pendaison. » Murmelstein a fait dix-huit mois de prison et des juges, qui ne badinaient pas, ont ordonné sa libération, nulle charge sérieuse ne pouvant être retenue contre lui ; il fut le contraire absolu d'un collaborateur. Il dit de lui-même qu'il était une grande gueule, et qu'il était brutal. C'était aussi sa façon de tenir tête aux Allemands.

    Une des grandes révélations historiques du film, c'est l'éclairage totalement nouveau qu'il apporte sur la personnalité d'Eichmann. Celui-ci n'apparaît pas du tout ici comme le bureaucrate lambda, incarnation de la «banalité du mal» dont avait parlé la philosophe Hannah Arendt dans son reportage sur le procès de Jérusalem, mais comme un véritable «démon», fanatiquement antisémite, violent, corrompu... Pour vous, ce fut une vraie découverte ?

    C.L. : Oui. Je n'ai pas beaucoup suivi le procès Eichmann en 1962, mais ce que j'ai compris par la suite en travaillant à Shoah, c'est que c'était un procès nul, un procès d'ignorants, où le procureur confondait même les lieux. La participation directe d'Eichmann à la Nuit de cristal n'avait même pas pu être attestée. C'est un procès qui avait été voulu par Ben Gourion, une sorte d'acte fondateur pour la justification de la création de l'Etat d'Israël. C'était un sale procès...

    Et Hannah Arendt, émigrée aux Etats-Unis qui n'avait connu tout cela que de très loin, a raconté beaucoup d'absurdités à ce sujet. La banalité du mal, comme l'écrivait Paul Attanasio dans le Washington Post lorsqu'il rendait compte de Shoah, n'est le plus souvent rien d'autre que la banalité des propres conclusions de Mme Arendt.

    Quelle que soit votre mansuétude à l'égard de Murmelstein, il est une figure morale parfois très problématique, notamment lorsqu'il évoque ce «goût de l'aventure» qui l'aura conduit à accepter d'exercer ce genre de responsabilités à Theresienstadt. Est-ce qu'on peut voir dans le Dernier des injustes la figure inversée de ce que vous faisiez émerger dans Sobibor, 14 octobre 1943, 16 heures, film consacré à l'héroïsme juif ?

    C.L. : Moi, contrairement à vous, j'ai aimé que Murmelstein confesse ce « désir d'aventures ». En prenant des risques énormes, il a réussi à arracher 120 000 juifs d'Autriche à leurs persécuteurs, et tout ce qu'il raconte est une leçon d'histoire magistrale. Dans Sobibor, les types qui se sont révoltés et ont réussi à tuer les gardiens du camp étaient tous des soldats ou des officiers juifs de l'armée Rouge, professionnels entretenant une relation avec les armes, la violence, la force. Au demeurant, seulement 50 d'entre eux ont effectivement pu se soulever. Les 1 250 autres sont passés à la chambre à gaz. Il n'y avait aucune possibilité de révolte en réalité.

    Une des leçons du Dernier des injustes, selon moi, c'est qu'à un moment donné il n'y a plus d'autre choix que d'obtempérer et d'obéir, que toute résistance devient impossible. Pourtant, Benjamin Murmelstein s'est battu pied à pied et jusqu'à la fin contre les tueurs. Comme il le dit, les nazis avaient voulu faire de lui une marionnette, mais la marionnette avait appris elle-même à tirer les ficelles.

    Quel était exactement l'objectif de la propagande nazie à travers l'existence d'un ghetto modèle, apparemment humain, comme Theresienstadt ? S'agissait-il seulement de tromper les autorités internationales, la Croix-Rouge et les Alliés, ou y avait-il aussi un message duplice adressé à la population allemande ?

    C.L. : Je ne crois pas que cela s'adressait tellement aux Allemands, c'était essentiellement destiné à l'étranger. Les nazis jouaient toujours ainsi sur plusieurs tableaux. Pendant tout un temps, quand les Américains n'étaient pas encore entrés dans la guerre, par exemple, ils essayèrent de camoufler leur entreprise à l'égard des juifs.

    Quand ont eu lieu les premières déportations, pour Nisko, par exemple, ils tentèrent ainsi de faire croire que les juifs s'autodéportaient eux-mêmes. Et Theresienstadt n'était, comme vous le dites, qu'apparemment humain : on comprend dans mon film que c'est aussi un camp de concentration de la pire espèce, avec le chantage, le mensonge et la violence nue indissociablement mêlés. Pour moi, Theresienstadt est l'acmé de la cruauté et de la perversité.

    Vous évoquez, dans le préambule du film, les difficultés extrêmes qui ont présidé à sa réalisation. De quel ordre furent-elles ?

    C.L. : Avant tout, des difficultés de conception. Il fallait revivifier tout ça. Mais aussi des difficultés dues au sujet, bien sûr. On voit que ces hommes n'étaient pas des saints. J'aime lorsque Murmelstein se décrit comme Sancho Pança face aux délires, aux « don-quichotteries » des autres. C'était un être réaliste, qui savait très bien anticiper la logique des nazis. Il ne leur a jamais fait confiance. Comme le dit très bien Murmelstein, complétant un propos d'Isaac Bashevis Singer : c'étaient tous des martyrs, mais tous les martyrs ne sont pas des saints.

    Mais il n'y a pas dans le film que les entretiens de 1975 à Rome : dans l'année écoulée, j'ai aussi tourné deux mois à Vienne, en Pologne, en Israël, à Theresienstadt en République tchèque, que Hitler, lorsqu'il l'a annexée, a baptisée protectorat de Bohême-Moravie. Ce furent une succession de tournages techniquement et cinématographiquement difficiles et moralement très éprouvants.

    Est-ce que ce film est, pour vous, le regard porté sur un homme, la «pesée d'une âme» en quelque sorte, ou est-ce que, plus largement, il faut le voir comme une réhabilitation du rôle qu'ont tenu les conseils juifs pendant la guerre ?

    C.L. : Ce sont les deux choses à la fois. C'est un film sur l'homme absolument exceptionnel qu'était Benjamin Murmelstein, grand savant, spécialiste de la mythologie comme science, immensément intelligent, plein d'humour et d'une sincérité extrême avec moi. Mais les problèmes qu'il eut à affronter étaient ceux des autres présidents de conseils juifs en Europe de l'Est, essentiellement en Pologne.

    Quelques-uns d'entre eux avaient un ego surdimensionné, c'est incontestable. Ils étaient enchantés d'avoir du pouvoir, même s'ils le tenaient des Allemands. Mais le cas de Murmelstein est très différent parce que le ghetto « pour la montre » de Theresienstadt était absolument unique : il devait être montré et le fut. C'est très clair dans un de mes précédents films, Un vivant qui passe, que Gallimard vient d'éditer en Folio et qui décrit la visite du comité international de la Croix-Rouge à Theresienstadt en juin 1944 après l'action d'« embellissement » du ghetto que Murmelstein mit en œuvre.

    Quoique innocenté lors de son procès en Israël, Rudolf Kastner, justement, a été abattu en pleine rue après-guerre, en 1957, par un justicier improvisé. Benjamin Murmelstein, lui-même, n'a jamais osé y mettre les pieds... Quand il va être projeté, notamment dans ce pays, ce film va forcément relancer le débat extrêmement sensible sur les Judenräte, leur rôle, leur degré de compromission, vous vous attendez à quelles réactions ?

    C.L. : Murmelstein m'avait dit - et je le comprends tout à fait - qu'il n'aurait pas eu les nerfs pour un second procès. Celui qui lui avait été fait par les Tchèques avait été extrêmement difficile déjà, ce n'étaient pas des tendres, si l'on en juge par le nombre de types qui ont été condamnés à la pendaison dans la prison de Pankratz...

    Pour le reste, je ne suis pas certain que ce film déchaîne beaucoup de polémiques. Il montre clairement que ce ne sont pas les juifs qui ont tué leurs frères. On y voit bien qui sont les vrais tueurs. Je ne doute pas que Murmelstein y gagnera plus de compréhension, d'empathie, et que les procureurs se calmeront. Cela me plairait.

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