•  Claude Lanzmann : « Les procureurs se calmeront »

    Lundi 20 Mai 2013   Aude Lancelin - Marianne
    Directrice adjointe de la rédaction de Marianne, responsable du service culture et idées 

    Nouveau film de Claude Lanzmann, « le Dernier des injustes », qui a été présenté hors compétition au Festival de Cannes, évoque la figure très controversée du rabbin Benjamin Murmelstein, président du ghetto juif de Theresienstadt à la fin de la guerre. Une œuvre majeure, apportant des éclairages historiques inédits, notamment sur la personnalité d'Adolf Eichmann.


    Claude Lanzamann présente Le Dernier des injustes, hors compétition à Cannes -  FLORENT DUPUY/SIPA
    Claude Lanzamann présente Le Dernier des injustes, hors compétition à Cannes - FLORENT DUPUY/SIPA
     
    Marianne: A quel moment avez-vous songé à consacrer un film à la figure ambiguë de Benjamin Murmelstein, ancien président du conseil juif de Theresienstadt, en Tchécoslovaquie, jusqu'ici souvent tenu pour un « collabo » ? Vous aviez eu un très long entretien avec lui au moment du tournage de Shoah, à Rome, en 1975, pourquoi ne l'avoir pas utilisé à ce moment-là ?

    Claude Lanzmann : Shoah est un film épique, le ton général y est d'un tragique sans rémission. Quand on écoute Benjamin Murmel-stein, on voit que ça ne colle pas, que c'est un autre esprit. Pourtant, il fut le premier protagoniste avec lequel j'ai tourné. Cela m'avait été très difficile d'obtenir un rendez-vous avec lui, et c'est mon épouse d'alors, l'écrivain allemand Angelika Schrobsdorff - on la disait la plus belle femme d'Allemagne -, qui l'avait conquis, car il aimait les femmes.

    De Jérusalem, nous étions arrivés à Rome avec un matériel de prise de vues et de son formidable, très sophistiqué, mais, aussitôt arrivés, notre minibus avait été entièrement pillé par un gang italien organisé. Nous fûmes alors obligés de faire venir du matériel en catastrophe de Paris. Cet incident m'avait un peu assommé, mais j'ai quand même tourné pendant une semaine entière avec Murmelstein.

    C'était tellement difficile de faire Shoah, de la façon dont je l'ai fait, sans commentaires, la construction du film générant d'elle-même sa propre intelligibilité, que, si j'avais dû intégrer ce tournage, le film aurait duré au moins vingt heures ! Donc, je me suis dit, on verra plus tard, et j'y ai longtemps renoncé. La question des conseils juifs, par tout ce qu'elle implique et met en jeu, était très difficile mais aussi déjà présente dans Shoah.

    Le paradoxe est que j'aurais pu avoir un président de conseil vivant, Murmelstein, et que toute l'imprégnation tragique de Shoah m'a conduit à le remplacer par un président de conseil mort, Adam Czerniakow, de Varsovie, qui s'est suicidé en juillet 1942, le premier jour des déportations pour Treblinka. Dans Shoah, c'est l'historien Raul Hilberg qui l'incarne, en commentant le journal tenu chaque jour par Czerniakow jusqu'à son suicide, et dont il venait d'assurer la publication aux Etats-Unis, et de rédiger la préface.

    Hilberg, avant d'avoir lu, sur mes conseils, ce journal, était très violemment opposé à tous ces gens, à tous les notables juifs contraints de « collaborer » avec les Allemands. Alors, j'ai longuement discuté avec lui, je lui ai démontré que tous ces hommes étaient pris dans des contradictions sauvages et ne pouvaient pas agir autrement. Hilberg m'a donné raison, il a complètement changé son jugement sur eux.

    Qu'est-ce qui vous a décidé à vous réintéresser aujourd'hui à cet aspect particulièrement douloureux de l'extermination des juifs d'Europe ?

    C.L. : J'avais entreposé tout ce matériel à l'United States Holocauste Memorial Museum, à Washington, et ils avaient numérisé tout ça. Mais ils l'avaient traité comme un matériel qui ne pouvait être accessible qu'aux chercheurs. Il se trouve qu'un jour, à Vienne, il y a cinq ou six ans de cela, j'ai assisté à la projection d'un bout de mon interview brute de Benjamin Murmelstein. Cela m'a totalement révolté. J'ai ressenti ça comme un vol. Je me suis dit : « Mais c'est moi, tout ça ! »

    Et c'est là que j'ai décidé de m'y coller, d'en faire un film qui soit une œuvre. Dans le New Yorker, Richard Brody, qui avait vu une partie de cette interview brute, a écrit dans un article : « C'est intéressant, mais, pour qu'il y ait de l'art, il faut que ce soit Lanzmann qui le fasse. » C'est ainsi que j'ai pris la décision de réaliser une œuvre véritable de cinéma, quelles que soient les difficultés considérables auxquelles je savais devoir m'affronter.

    «Le dernier des injustes», c'est ainsi que Murmelstein se décrit lui-même dans le film, par allusion au roman d'André Schwarz-Bart. Un injuste, un traître, c'est ainsi que beaucoup de gens voient les présidents de conseils juifs de l'époque, aujourd'hui encore. Ce n'est pas ainsi que vous le présentez dans le film, bien que lui posant parfois des questions très dures, quand vous l'interrogez notamment sur son désir de pouvoir. Vous semblez cependant gagné, au fil des entretiens, par une réelle bienveillance à son égard. Qu'est-ce qui vous a convaincu de la sincérité de sa démarche ?

    C.L. : De vrais collabos, c'est-à-dire des gens partageant l'idéologie des nazis, comme c'était le cas par exemple des collabos français, il n'y en a pas eu parmi les juifs, sauf à Varsovie, peut-être, un groupuscule qu'on appelait les Treize, parce qu'ils habitaient au 13 de la rue Leszno. Leur leader était un certain Gancwajch, qui, lui, était un traître, renseignant les Allemands. C'est un cas quasiment unique. Les autres étaient nommés par les Allemands et leur refus signifiait la peine de mort. Ils essayaient de sauver quelque chose, ils croyaient à la rationalité allemande, à savoir que les Allemands avaient besoin du travail juif et que, s'ils travaillaient, on ne les tuerait pas. Ils se sont trompés. La mort des juifs était prioritaire.

    Pour ce qui est de Murmelstein, on est encore dans un autre cas de figure. J'ai été frappé par sa capacité de repartie, par son savoir, par son intelligence. Je l'ai surtout senti parfaitement sincère. Très souvent, il dit : « On n'avait pas le temps de penser. » C'était justement là la perversité des nazis, tout le temps de nouveaux ordres à exécuter à toute vitesse et tous plus inexécutables les uns que les autres. Murmelstein confesse tout ça à la fin de très longues heures de discussion : « On n'a pas vu, on n'a pas prêté assez d'attention »...

    Même lui qui, pourtant, ne se faisait aucune illusion sur la cruauté des nazis et leur capacité infinie de tromperie. Il ne ment pas non plus quand il dit que, pour les chambres à gaz, il ne savait pas, c'est absolument vrai. Ils avaient peur des déportations de Theresienstadt vers l'Est, mais étaient incapables d'imaginer la réalité de la mort dans les chambres à gaz. Birkenau, pour eux - et cela recoupe exactement ce que j'ai montré dans Shoah à propos du « camp des familles » tchèques -, était une sorte de réplique de Theresienstadt en plus dur. Comme le dit magnifiquement Filip Müller dans Shoah : « Qui veut vivre est condamné à l'espoir. » Ils voulaient tous vivre.

    Des intellectuels comme Hannah Arendt ou Gershom Scholem, que vous avez, pour sa part, très bien connu, ont porté des jugements extrêmement durs sur ces présidents des conseils juifs. Pour Scholem, Murmelstein aurait mérité d'être pendu. Qu'est-ce qui explique, à vos yeux, la dureté de ce regard ?

    C.L. : J'ai très bien connu Scholem, il était le témoin de mon mariage à Jérusalem avec Angelika, je n'ai pas connu Hannah Arendt. Scholem était un homme doux, incapable de tuer une mouche sauf entre deux pages d'un des formidables talmuds qui tapissaient sa sublime bibliothèque. Lorsque Eichmann a été condamné à la pendaison par le tribunal de Jérusalem, il s'est prononcé contre l'exécution de la sentence, tout en la réclamant irresponsablement pour Murmelstein, qui avait été acquitté de tous les chefs d'accusation portés contre lui, devant la justice tchèque, par certains juifs de Theresienstadt.

    Ce qui permet à Murmelstein de dire drôlement : « Cet homme-là est un peu capricieux avec la pendaison. » Murmelstein a fait dix-huit mois de prison et des juges, qui ne badinaient pas, ont ordonné sa libération, nulle charge sérieuse ne pouvant être retenue contre lui ; il fut le contraire absolu d'un collaborateur. Il dit de lui-même qu'il était une grande gueule, et qu'il était brutal. C'était aussi sa façon de tenir tête aux Allemands.

    Une des grandes révélations historiques du film, c'est l'éclairage totalement nouveau qu'il apporte sur la personnalité d'Eichmann. Celui-ci n'apparaît pas du tout ici comme le bureaucrate lambda, incarnation de la «banalité du mal» dont avait parlé la philosophe Hannah Arendt dans son reportage sur le procès de Jérusalem, mais comme un véritable «démon», fanatiquement antisémite, violent, corrompu... Pour vous, ce fut une vraie découverte ?

    C.L. : Oui. Je n'ai pas beaucoup suivi le procès Eichmann en 1962, mais ce que j'ai compris par la suite en travaillant à Shoah, c'est que c'était un procès nul, un procès d'ignorants, où le procureur confondait même les lieux. La participation directe d'Eichmann à la Nuit de cristal n'avait même pas pu être attestée. C'est un procès qui avait été voulu par Ben Gourion, une sorte d'acte fondateur pour la justification de la création de l'Etat d'Israël. C'était un sale procès...

    Et Hannah Arendt, émigrée aux Etats-Unis qui n'avait connu tout cela que de très loin, a raconté beaucoup d'absurdités à ce sujet. La banalité du mal, comme l'écrivait Paul Attanasio dans le Washington Post lorsqu'il rendait compte de Shoah, n'est le plus souvent rien d'autre que la banalité des propres conclusions de Mme Arendt.

    Quelle que soit votre mansuétude à l'égard de Murmelstein, il est une figure morale parfois très problématique, notamment lorsqu'il évoque ce «goût de l'aventure» qui l'aura conduit à accepter d'exercer ce genre de responsabilités à Theresienstadt. Est-ce qu'on peut voir dans le Dernier des injustes la figure inversée de ce que vous faisiez émerger dans Sobibor, 14 octobre 1943, 16 heures, film consacré à l'héroïsme juif ?

    C.L. : Moi, contrairement à vous, j'ai aimé que Murmelstein confesse ce « désir d'aventures ». En prenant des risques énormes, il a réussi à arracher 120 000 juifs d'Autriche à leurs persécuteurs, et tout ce qu'il raconte est une leçon d'histoire magistrale. Dans Sobibor, les types qui se sont révoltés et ont réussi à tuer les gardiens du camp étaient tous des soldats ou des officiers juifs de l'armée Rouge, professionnels entretenant une relation avec les armes, la violence, la force. Au demeurant, seulement 50 d'entre eux ont effectivement pu se soulever. Les 1 250 autres sont passés à la chambre à gaz. Il n'y avait aucune possibilité de révolte en réalité.

    Une des leçons du Dernier des injustes, selon moi, c'est qu'à un moment donné il n'y a plus d'autre choix que d'obtempérer et d'obéir, que toute résistance devient impossible. Pourtant, Benjamin Murmelstein s'est battu pied à pied et jusqu'à la fin contre les tueurs. Comme il le dit, les nazis avaient voulu faire de lui une marionnette, mais la marionnette avait appris elle-même à tirer les ficelles.

    Quel était exactement l'objectif de la propagande nazie à travers l'existence d'un ghetto modèle, apparemment humain, comme Theresienstadt ? S'agissait-il seulement de tromper les autorités internationales, la Croix-Rouge et les Alliés, ou y avait-il aussi un message duplice adressé à la population allemande ?

    C.L. : Je ne crois pas que cela s'adressait tellement aux Allemands, c'était essentiellement destiné à l'étranger. Les nazis jouaient toujours ainsi sur plusieurs tableaux. Pendant tout un temps, quand les Américains n'étaient pas encore entrés dans la guerre, par exemple, ils essayèrent de camoufler leur entreprise à l'égard des juifs.

    Quand ont eu lieu les premières déportations, pour Nisko, par exemple, ils tentèrent ainsi de faire croire que les juifs s'autodéportaient eux-mêmes. Et Theresienstadt n'était, comme vous le dites, qu'apparemment humain : on comprend dans mon film que c'est aussi un camp de concentration de la pire espèce, avec le chantage, le mensonge et la violence nue indissociablement mêlés. Pour moi, Theresienstadt est l'acmé de la cruauté et de la perversité.

    Vous évoquez, dans le préambule du film, les difficultés extrêmes qui ont présidé à sa réalisation. De quel ordre furent-elles ?

    C.L. : Avant tout, des difficultés de conception. Il fallait revivifier tout ça. Mais aussi des difficultés dues au sujet, bien sûr. On voit que ces hommes n'étaient pas des saints. J'aime lorsque Murmelstein se décrit comme Sancho Pança face aux délires, aux « don-quichotteries » des autres. C'était un être réaliste, qui savait très bien anticiper la logique des nazis. Il ne leur a jamais fait confiance. Comme le dit très bien Murmelstein, complétant un propos d'Isaac Bashevis Singer : c'étaient tous des martyrs, mais tous les martyrs ne sont pas des saints.

    Mais il n'y a pas dans le film que les entretiens de 1975 à Rome : dans l'année écoulée, j'ai aussi tourné deux mois à Vienne, en Pologne, en Israël, à Theresienstadt en République tchèque, que Hitler, lorsqu'il l'a annexée, a baptisée protectorat de Bohême-Moravie. Ce furent une succession de tournages techniquement et cinématographiquement difficiles et moralement très éprouvants.

    Est-ce que ce film est, pour vous, le regard porté sur un homme, la «pesée d'une âme» en quelque sorte, ou est-ce que, plus largement, il faut le voir comme une réhabilitation du rôle qu'ont tenu les conseils juifs pendant la guerre ?

    C.L. : Ce sont les deux choses à la fois. C'est un film sur l'homme absolument exceptionnel qu'était Benjamin Murmelstein, grand savant, spécialiste de la mythologie comme science, immensément intelligent, plein d'humour et d'une sincérité extrême avec moi. Mais les problèmes qu'il eut à affronter étaient ceux des autres présidents de conseils juifs en Europe de l'Est, essentiellement en Pologne.

    Quelques-uns d'entre eux avaient un ego surdimensionné, c'est incontestable. Ils étaient enchantés d'avoir du pouvoir, même s'ils le tenaient des Allemands. Mais le cas de Murmelstein est très différent parce que le ghetto « pour la montre » de Theresienstadt était absolument unique : il devait être montré et le fut. C'est très clair dans un de mes précédents films, Un vivant qui passe, que Gallimard vient d'éditer en Folio et qui décrit la visite du comité international de la Croix-Rouge à Theresienstadt en juin 1944 après l'action d'« embellissement » du ghetto que Murmelstein mit en œuvre.

    Quoique innocenté lors de son procès en Israël, Rudolf Kastner, justement, a été abattu en pleine rue après-guerre, en 1957, par un justicier improvisé. Benjamin Murmelstein, lui-même, n'a jamais osé y mettre les pieds... Quand il va être projeté, notamment dans ce pays, ce film va forcément relancer le débat extrêmement sensible sur les Judenräte, leur rôle, leur degré de compromission, vous vous attendez à quelles réactions ?

    C.L. : Murmelstein m'avait dit - et je le comprends tout à fait - qu'il n'aurait pas eu les nerfs pour un second procès. Celui qui lui avait été fait par les Tchèques avait été extrêmement difficile déjà, ce n'étaient pas des tendres, si l'on en juge par le nombre de types qui ont été condamnés à la pendaison dans la prison de Pankratz...

    Pour le reste, je ne suis pas certain que ce film déchaîne beaucoup de polémiques. Il montre clairement que ce ne sont pas les juifs qui ont tué leurs frères. On y voit bien qui sont les vrais tueurs. Je ne doute pas que Murmelstein y gagnera plus de compréhension, d'empathie, et que les procureurs se calmeront. Cela me plairait.

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  • Un essai de réponse aux violences inhumaines dont sont victimes surtout les femmes et les enfants dans les Grands Lacs de l’AfriqueCentrale. (La Vie.fr blog de Bernard Ugeux) 19/08/2012

    Depuis l’origine de l’humanité, dans la plupart des cultures, la femme est soumise à l’homme. Celui-ci évoque souvent sa vulnérabilité en tant que génitrice et mère pour justifier la nécessité de cette protection qui ressemble souvent à de la domination. Bien plus, comme le racontent les récits hérités de l’antiquité, les femmes faisaient habituellement partie du butin de guerre sur lequel les vainqueurs avaient tous les droits de la même façon que sur les territoires conquis et les fruits de leurs rapines. Le vingtième siècle n’a pas été en reste à ce sujet comme l’a prouvé l’attitude des vainqueurs successifs durant les deux guerres mondiales. Les violences contre les femmes se ressemblent qu’on soit en Occident ou en Orient (on se souvient des viols collectifs organisés par les Japonais à Nankin en 1937). Plus récemment, les événements du Kosovo comme le génocide du Rwanda ont montré que c’est surtout en contexte de conflits armés que les femmes et les enfants sont les premières victimes des violences. Depuis 1994, les pays des Grands Lacs d’Afrique centrale sont le théâtre de violences qui ont dépassé tout ce qu’on a pu voir antérieurement. En République Démocratique du Congo, depuis plus de 15 ans, les femmes sont non seulement victimes de viols « en réunion » en présence de leur époux et de leurs enfants, mais aussi torturées. En outre, les enfants et les hommes ne sont pas épargnés par ces actes qui dépassent la bestialité. Depuis le génocide du Rwanda de 1994 et l’exfiltration des auteurs vers le Congo, les violences, sexuelles ou autres, sont allés au-delà tout ce qui est imaginable.

    Laissez-nous vivre!Les Eglises et les ONG dénoncent les violations des droits de l’homme et organisent des réseaux – encore insuffisants – de prise en charge des victimes, dans la mesure où celles-ci osent se déclarer, malgré la peur du rejet par leur conjoint et de la stigmatisation par leur communauté. Et c’est précisément ce qui pose problème et favorise la diffusion de ces violences : le silence de très nombreuses victimes et l’impunité quasi généralisée des bourreaux. Dans ces sociétés très majoritairement chrétiennes, les croyants ont besoin de repères sur les plans pastoral et éthique. Quelles qu’en soient les raisons, les Eglises sont considérées par les fidèles comme trop discrètes par rapport à ces cruautés, à ces souffrances et à cette banalisation de l’horreur. Ils manquent de repères face à ce mal absolu qui dure depuis si longtemps dans tout l’Est du Congo. Or, les victimes de ces violences sont aussi des enfants, des hommes et… les bourreaux, eux-mêmes, souvent blessés et manipulés.

    C’est pourquoi, un petit groupe de chrétiens (Groupe Chrétien de réflexion et d’Action), composé de protestant et de catholiques, s’est réuni du 17 au 27 juillet à Bukavu, dans l’Est de la République Démocratique du Congo pour réfléchir ensemble à une parole et à des attitudes chrétiennes à proposer aux communautés, aux victimes et aux bourreaux. La rencontre était soutenue par la Société des Missionnaires d’Afrique et le Conseil Œcuménique des Eglises (COE[1]), avec l’appui d’Eglises locales, catholique et protestantes. Le groupe de travail – volontairement restreint - était composé d’une douzaine de personnes, composé presque à parité d’hommes et de femmes, de laïcs et de consacrés, de Congolais et d’étrangers (Françaises, Malienne, Belge). Les universitaires et les personnes engagées dans un travail d’accueil avaient presque tous une expérience de terrain en Afrique ou en Europe. Les disciplines représentées étaient la médecine, la psychologie, la sociologie, l’anthropologie, le droit, la théologie morale et pastorale, sans omettre diverses expertises dans le domaine de l’accueil et de l’accompagnement des victimes de traumatisme comme dans celui de la sensibilisation[2].

    Le travail s’est déroulé en trois étapes. La première a duré une année. Les futurs participants ont reçu une dizaine de dossiers concernant la situation des violences dans les Grands Lacs. Ils portaient sur des études concernant des cas de violences, leurs causes, le comportement de l’armée régulière congolaise, le trafic des minerais dans la région, les causes des violences selon la population locale, des textes du secours catholique français (colloque de 2009 à Paris[3]), du COE, plus des notes théologiques par différents auteurs, etc.

    La seconde étape a consisté en quatre jours d’ « exposition » sur le terrain, en allant à la rencontre de personnes engagées dans l’accueil, le soin, la prévention : hôpital général protestant, centre psychiatrique catholique, centres d’écoute des victimes… Des experts ont également rencontré les participants pour leur expliquer la situation du pays et l’action de la commission diocésaine Justice et paix de l’Eglise catholique. Ce temps a été riche par la découverte d’un immense dévouement et parfois éprouvant, à l’écoute du cri des acteurs engagés depuis plus de 15 ans : « c’est assez ! Trop c’est trop ». Il y avait aussi leur demande de ne plus limiter les aides aux soins des victimes mais d’aller plus loin jusqu’à affronter les causes réelles, les racines profondes du mal. Les attentes vis-à-vis des Eglises ont été exprimées de façon poignante, car elles représentent un réseau d’influence morale, sociale et spirituelle inestimable dans ces régions si croyantes[4].

    La troisième étape a comporté une semaine de travail en vue de proposer une parole chrétienne d’espérance, des attitudes constructives de compassion, de prévention et de dénonciation dans la ligne de l’Evangile. Une alternance de travaux personnels, en petits groupes et en grand groupe ont permis d’ébaucher un document de travail destiné aux communautés comme aux autorités religieuses, sorte de « boite à outils » pour la réflexion et l’action. On y trouve une diversité de lettres personnelles adressées aussi bien à Dieu qu’aux victimes, aux bourreaux et aux divers acteurs. Viennent ensuite des propositions d’action pour les communautés chrétiennes, des suggestions d’attitudes pour les consacrés et des fiches sur des thèmes sensibles en éthique comme la conscience, la dignité, la pureté, le volonté de Dieu, etc. Enracinée dans l’expérience concrète de violence continue et d’état généralisé de traumatisme de la société de l’Est du Congo, ces documents visent cependant beaucoup large. Ils veulent apporter une aide et un soutien à toutes les personnes confrontées à la violence dans le monde, surtout à celle qui se durcit en situation de conflits armés[5]. C’est pourquoi le groupe de travail souhaite que les destinataires de son travail soient nombreux de par le monde et qu’ils en tirent profit pour eux-mêmes et pour leur engagement afin que cesse la violence contre les plus fragiles et qu’une vraie paix s’installe dans nos sociétés, paix qui ne peut être séparée de la justice envers les femmes. C’est pourquoi les chrétiens sont invités à oser des actes prophétiques au-delà des si nombreux et indispensables gestes de compassion et de consolation fruits d’une solidarité parfois bouleversante vis-à-vis, et souvent parmi, les plus touchés par ces drames qui n’en finissent pas de se reproduire.

    Photo: rencontre avec le Dr Mukwege, médecin dirceteur, et son équipe à l'hôpital protestant de Panzi (Bukavu)


    [1]Le Strategy Group on Health and Healing.

    [2]On peut évoquer ici l’expérience de l’association Béthasda basée en France ainsi que celle de l’Institut de Formation Humaine Intégrale de Montréal (IFHIM, Canada) par lesquels certains membres ont été formés.

    [3][3]Représenté à la rencontre de Bukavu par un membre du groupe de préparation, au nom de l’Observatoire international sur les violences en contexte de conflits armés.

    [4]Il y a un déficit de parole de la part des Eglises sur cette question tant au niveau de l’Afrique que de l’Eglise universelle.

    [5]Le Conseil Œcuménique des Eglises et la Société des Missionnaires d’Afrique diffuseront ces résultats en plusieurs langues et dans de nombreux autres pays qui souffrent ce genre deviolence.


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  •   Bangladesh: les multinationales face à leur responsabilité sociale

    Depuis plusieurs années, les entreprises étrangères ont tenté de trouver des solutions pour améliorer les conditions de travail sur place, sans toutefois empêcher de nouvelles catastrophes.

    [Mise à jour du 14 mai 2013: Plusieurs grandes marques de vêtements, parmi lesquelles H&M, Zara, C&A, Tesco et Primark, ont signé un accord pour améliorer la sécurité des usines textiles au Bangladesh. Cet accord doit mettre en place des programmes d'inspection de la sécurité incendie, et de contrôle des bâtiments.]

    > Cet article a initialement été publié dans la Lettre professionnelle “Tendances de l’innovation sociétale” N°57 du 7 mai 2013.

    C’est le pire drame industriel qu’ait connu le pays. Mercredi 24 avril, l’immeuble du Rana Plaza, en banlieue de Dacca au Bangladesh, s’est effondré, faisant au moins 1125 morts et des milliers de blessés, selon le dernier bilan. Un accident qui fait écho à l’incendie de l’usine Tazreen Fashion en novembre 2012 et à une multitude d’événements moins médiatiques: depuis 2005, au moins 700 ouvriers et ouvrières ont péri dans des incendies, des effondrements d’usines ou des explosions, d’après l’association Peuples solidaires (chiffres mars 2013).

    Jusqu’ici, seules les marques Bon Marché, El Corte Ingles, Primark, Mango et Joe Fresh ont confirmé leurs relations avec les ateliers du Rana Plaza, selon l’ONG basée à Amsterdam Clean Clothes Campaign. D'autres entreprises telles que Carrefour pour sa marque Tex, Benetton, Cato Fashions, et Children’s Place ont démenti travailler avec ces fournisseurs, malgré des éléments de preuves retrouvés sur place.

    24 centimes d’euro pour une heure de travail

    Avec un salaire horaire de 24 centimes d’euro, le Bangladesh est l’un des pays où la main d’œuvre est la moins chère au monde. C’est le plus grand exportateur de vêtements après la Chine. Environ 3,6 millions de Bangladais travaillent dans ce secteur.

    Mais les conditions de travail et de sécurité restent précaires et les pouvoirs publics peinent à contrôler l’état des usines.
    De leur côté, les marques mènent pour la plupart leurs propres contrôles, mais ces derniers ne prennent pas forcément en compte l’état des infrastructures.

    La Business Social Compliance Initiative (BSCI), qui mène des audits sociaux pour le compte de plus de 1000 entreprises, avait ainsi contrôlé deux usines de confection du Rana Plaza. Mais elle admet se concentrer sur "la surveillance et l’amélioration des conditions de travail dans les usines et s’appuie sur les autorités locales pour s’assurer que la construction et les infrastructures sont sans danger".

    Des entreprises qui ne publient pas la liste de leurs fournisseurs

    La plupart des marques qui mènent des audits sont également confrontées à des cas de sous-traitance illégale, lorsque le fournisseur fait fabriquer des pièces à l’insu de son donneur d’ordre. "Les entreprises ne sont pas obligées de publier la liste de leurs fournisseurs. Difficile dans ces conditions de savoir s’il s’agit de cas de sous-traitance illégale ignorés par les entreprises ou si celles-ci traitent avec des usines dangereuses en connaissance de cause", explique Dorothée Kellou, chargée de mission à Peuples solidaires, membre du collectif Ethique sur l'étiquette.

    A cet égard, certaines marques font davantage preuve de transparence que d’autres. H&M est ainsi l’une des rares entreprises à avoir rendu publique la liste de ses fournisseurs dans son dernier rapport RSE. Cette liste, qui couvre 95% de sa production, détaille avec leur permission le nom et les adresses de 785 fournisseurs, dont 166 au Bangladesh.

    Le groupe suédois, dont certaines usines ont déjà subi des incendies, est en effet le plus grand acheteur d’habits du pays. Son directeur général, Karl-Johan Persson, a rencontré Sheikh Hasina, Premier ministre du Bangladesh à l’automne dernier pour demander au gouvernement d’augmenter le salaire minimum. H&M a aussi annoncé qu’elle mettrait sur pied des “usines modèles” avec ses meilleurs fournisseurs, irréprochables sur le plan social et environnemental.

    Quelles initiatives pour la sécurité ?

    Les grandes marques occidentales ont également mené des initiatives pour améliorer la sécurité dans les ateliers de confection. En avril dernier, le géant américain de la distribution Walmart a annoncé avoir financé à hauteur de 1,6 million de dollars l’ONG Institute of Sustainable Communities, pour mettre en place une école afin de former les managers d’usine.

    En parallèle, le groupe a aussi introduit des audits plus stricts sur la sécurité incendie et une politique de "tolérance zéro", à l’égard de ses partenaires commerciaux ayant recours à des usines non autorisées. En octobre dernier, Gap avait pour sa part annoncé un plan anti-incendie, qui incluait l’embauche d’un inspecteur chargé de veiller au respect des normes incendie auprès des fournisseurs bangladais et la mobilisation de 20 millions de dollars pour contribuer à la mise aux normes des usines.

    Après le drame du Rana Plaza, la Clean Clothes Campaign demande aujourd’hui à l’industrie du prêt-à-porter de se joindre à l’accord sur la sécurité dans les usines. Ce plan d’actions concrètes, développé par des ONG internationales et locales, prévoit notamment de substituer aux rares inspections gouvernementales des contrôles indépendants dans les usines, dont les rapports seraient publics, des formations pour les travailleurs et l’obligation de mise aux normes des usines.

    Les audits, mutualisés, seraient financés par les entreprises à hauteur de 500.000 dollars (384.000 euros) par an. Cette proposition n’est pas nouvelle: elle avait été mise sur la table à Dacca en 2011, lors d’une réunion rassemblant plus de 12 grands groupes dont Walmart, Gap et H&M, qui l’avaient rejetée au motif qu’elle était trop contraignante et coûteuse. Le groupe PVH (Calvin Klein et Tommy Hilfiger) et la chaîne allemande Tchibo ont finalement décidé de s’y associer, mais il manque encore deux compagnies pour atteindre la taille nécessaire à sa mise en œuvre.

    Crédit photo: Fanny Roux.


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  • Le miracle allemand, ou comment faire exploser la précarité et passer pour un bon élève

    Karima Delli  Publié le 28/03/2013  (Rue 89)

    En 2003, le gouvernement social-démocrate allemand de Gerhard Schröder inaugurait une série de réformes sociales inspirées par la « troisième voie » sociale-libérale de Tony Blair. La plus emblématique de ces réformes fut la loi Hartz IV sur l’assurance chômage et la flexibilisation du droit du travail. Depuis lors, l’Allemagne est championne des statistiques et est érigée en modèle de compétitivité et d’emploi.

    Dix ans après ces lois, alors que le parlement français s’apprête à discuter du projet de loi du gouvernement de Jean-Marc Ayrault sur « la sécurisation des parcours professionnels » issue de l’Accord national interprofessionnel du 11 janvier dernier, quel bilan peut-on tirer de cette réforme et de ses conséquences sur les conditions de vie des Allemands ?

    Beaucoup diront que tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes outre-Rhin ! Un taux de chômage exceptionnellement bas à 5,3%, 2,5 millions d’emplois créés et une économie qui résiste à la crise mondiale avec brio... Mais à y regarder de plus près, l’élève modèle se révèle être un sacré cancre.

    Peu de chômeurs mais beaucoup de pauvres

    Le taux de pauvreté, et en particulier celui des enfants, a augmenté de 2,2 points entre 2000 et 2005. Le nombre de travailleurs pauvres est passé de 4,8% à 7,5%, et le taux de pauvreté parmi les chômeurs a explosé de 41% à 68% entre 2004 et 2010. Le droit du travail a été complètement détricoté : les contrats à durée déterminée et l’intérim sont devenus la norme et non plus l’exception. Ainsi, le recours à l’intérim a été multiplié par 2,7 et le temps partiel a bondi de 33%.

    Parallèlement, le système d’indemnisation chômage a été profondément réformé, la durée d’indemnisation a été raccourcie, faisant basculer dans la pauvreté un grand nombre de chômeurs en fin de droit. En effet, le revenu minimum en Allemagne (l’équivalent de notre RSA) est bien inférieur au seuil de pauvreté et ne représente pas un véritable filet de protection sociale.

    Des chômeurs mieux accompagnés

    En effet, si le chômage n’a pas crû pendant la crise, c’est aussi grâce à un dialogue social de qualité qui a permis de mettre en place une flexibilité gagnante de la durée du travail, à travers par exemple du temps partiel temporaire et la mise en place de comptes épargne-temps. La baisse du temps de travail individuel a peu impacté les salaires car les entreprises ont joué le jeu en rognant d’abord sur leurs marges. De même, l’accompagnement des chômeurs a été fortement amélioré et les contrats aidés ont apporté d’excellents résultats en matière de réinsertion des chômeurs de longue durée.

    En revanche, la paupérisation des chômeurs et des travailleurs précaires a exercé une pression globale à la baisse des salaires. Les écarts de revenus se sont donc creusés, et les plus pauvres ont vu leur pouvoir d’achat se dégrader bien plus que la moyenne.

    La compétitivité allemande a donc un prix : la précarisation des travailleurs et la paupérisation des catégories déjà les plus fragiles. Répétons-le donc, ce modèle allemand, trop souvent érigé en exemple, est loin du tableau idyllique que l’on en fait. Il est crucial de ne pas confondre flexibilité et compétitivité, car lorsqu’on offre aux entreprises la possibilité de licencier plus facilement leurs salariés en temps de crise, et de recourir à des formes d’emploi atypiques (intérim, temps partiel), il ne faut pas s’étonner de voir les conditions de travail se dégrader et les inégalités de revenus s’accroître.

    Les Allemands offriront-ils une session de rattrapage aux sociaux-démocrates en 2014 ? Ce qui est sûr, c’est que le chapitre « compétitivité » est à sérieusement réviser.


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  •   Quand les chaines mémorielles entravent la lutte contre l’esclavage

    Vendredi 10 Mai 2013   Eric Conan - Marianne


    Le 10 mai est, depuis 2001, « Journée des mémoires de la traite négrière, de l'esclavage et de leurs abolitions ». L'occasion de s'interroger sur un passé pas si simple et un présent qui n'est pas qu'indicatif.


    L'esclavage, croquis présenté au Musée d'Histoire de Nantes - SALOM-GOMIS SEBASTIEN/SIPA
    L'esclavage, croquis présenté au Musée d'Histoire de Nantes - SALOM-GOMIS SEBASTIEN/SIPA
    Question communication, il faut reconnaître à Louis-Georges Tin un peu plus d’efficacité que les organisateurs de la commémoration du 8 mai (fin de la Seconde guerre mondiale) et du 9 mai (« Journée de l’Europe », si, si..). Pour le 10 mai (« Journée des mémoires de la traite négrière, de l'esclavage et de leurs abolitions »), le président du CRAN (Conseil représentatif des associations noires, qui déclare 1500 adhérents) a su occuper l’espace médiatique :

    Interview dans le Parisien - « Il faut dédommager les descendants d’esclaves »
    - publication d’Esclavage et réparations, comment faire face aux crimes de l’histoire (éd. Stock) - et dépôt d’une plainte contre la Caisse des dépôts et consignations pour exiger « réparations financières » de cette vieille banque publique française qu’il accuse d’avoir « profité de l’esclavage » en ayant extorqué des fonds au nouvel Etat haïtien en 1825. Il a ainsi presque réussi à éclipser le discours de François Hollande au Sénat sur l’esclavage, « outrage fait par la France à la France », dont le président a estimé la réparation « impossible ».


    Cette « revendication mémorielle » du CRAN traduit une fois de plus la complexité de l’irruption du passé dans le présent, à moins qu’il ne s’agisse plutôt de l’intrusion du présent dans le passé. La date elle même dit tout de ce « présentisme » envahissant, selon l’expression de l’historien François Hartog : le 10 mai n’est pas une date du passé choisie pour commémorer un événement du passé, comme cela se faisait jusqu’alors, c’est au contraire le présent qui commémore son propre regard sur le passé, puisque cette date renvoie au 10 mai 2001, jour du vote de la loi Taubira, qualifiant la traite négrière transatlantique et l'esclavage de « crime contre l'humanité ».

    Le 10 mai 2001 fut donc préféré au 27 avril 1848, abolition définitive de l'esclavage en France et le nom de Christiane Taubira est aujourd’hui plus lié à la mémoire de l’esclavage que celui de l’auteur principal de son abolition, Victor Schoelcher.

    Ces distorsions du « présentisme » ont pour principal inconvénient de simplifier parfois jusqu’au mensonge historique (par omission) des slogans militants qui réduisent la profondeur tant du passé que du présent. Ainsi des notions de « descendants d’esclave » et de « réparations » d’un « crime contre l’humanité », beaucoup moins évidentes que ne le laisse entendre Georges-Louis Tin.

    Ce terme de « descendants d’esclaves » a d’abord été utilisé en France par l’humoriste militant Dieudonné et Les Indigènes de la République. Empruntée à certains mouvements noirs américains - chez qui elle correspond à une réalité historique - cette notion reprise aujourd’hui par le président du CRAN est d’un usage plus problématique en France où elle ne peut s’appliquer qu'aux populations originaires des départements d'outre-mer, mais pas à celles de l'immigration africaine, n'ayant aucun rapport généalogique avec l'esclavage, sinon une filiation avec des marchands d'esclaves !

    Et quand la généalogie est établie, comme pour les Français des Antilles, que signifie revendiquer une identité victimaire après cinq ou six générations de décalage ? Est-ce assimilable aux souffrances et traumatismes transmis ou vécus directement, d'une génération à l'autre ou entre contemporains, qu'ont connus juifs, Arméniens, Bosniaques, Rwandais ou victimes du communisme ? Il n'y a pas de transmission héréditaire du statut de victime et de bourreau, sauf à renouer avec l'essentialisme dont Charles Maurras fut le dernier représentant en France.


    Manifestations pour commémorer le dixième anniversaire de la loi Taubira qui a reconnu l'esclavage comme crime contre l'humanité, mai 2011 - SALOM-GOMIS SEBASTIEN/SIPA
    Manifestations pour commémorer le dixième anniversaire de la loi Taubira qui a reconnu l'esclavage comme crime contre l'humanité, mai 2011 - SALOM-GOMIS SEBASTIEN/SIPA
    Discutable, ce raisonnement par l’hérédité lointaine l’est d’autant plus que cette notion de « descendance », retenue largement du côté des victimes, ne l’est que de manière sélective du côté des bourreaux.

    A l’époque, les historiens avaient ainsi critiqué le choix de la loi Taubira de ne qualifier de « crime contre l'humanité » que « la traite négrière transatlantique ainsi que la traite dans l'océan Indien, d'une part, et l'esclavage, d'autre part, perpétrés à partir du XVe siècle, aux Amériques et aux Caraïbes, dans l'océan Indien et en Europe ».

    D'une tragédie universelle - l'esclavage et son commerce - qui appartient à la longue histoire commune de l'humanité, la loi Taubira ne sélectionnait, ne découpait, sur une séquence courte, que les faits imputables aux seuls Européens, laissant de côté la grosse majorité des victimes. Car la terrible traite transatlantique, du XVe au XIXe siècle, ne constitue malheureusement qu'une partie de l'histoire de l'esclavage, qui comprend la traite arabo-musulmane, laquelle a duré du VIIe au XXe siècle, et la traite intra-africaine, toutes deux plus meurtrières.

    Derrière Pierre Nora, nombre d’historiens dénoncèrent alors une relecture du passé en fonction des enjeux du présent, ce que Christiane Taubira assuma d’ailleurs franchement en précisant que sa loi n'évoquait pas la traite négrière arabo-musulmane pour que les « jeunes Arabes ne portent pas sur leur dos tout le poids de l'héritage des méfaits des Arabes ».

    Pierre Nora discutait aussi le paradoxe de l'utilisation du concept de « crime contre l'humanité » - catégorie pénale dont l'objet est la poursuite de criminels - dans une loi traitant de faits limités à l'Europe et remontant à plusieurs siècles, alors qu'elle exclut soigneusement d'autres parties du monde où l'esclavage existe encore (Soudan, Niger, Mauritanie) et où ses responsables, qui sévissent en toute impunité, pourraient faire l’objet de poursuites.

    C’est à ce propos que le CRAN manque d’imagination, pour ne pas dire de compassion : si le devoir de mémoire entend éviter que le pire ne se reproduise (le fameux « plus jamais ça ! »), sa priorité devrait être de se mobiliser contre ce pire là où il n’a pas cessé !

    Si l'histoire des traites européennes, qui se caractérise par sa relative brièveté et par leur abolition, est terminée depuis plus d'un siècle et demi, l'esclavage s'est prolongé jusqu'au milieu du XXe siècle (c'est pour le dénoncer qu’Hergé a publié Coke en stock en 1958) et il persiste de nos jours dans certains pays, notamment le Soudan, le Niger et la Mauritanie (malgré son abolition officielle en 1960, et de nouveau en 1980).

    Selon le Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l'homme, il y aurait aujourd’hui dans le monde encore plusieurs millions d'adultes en esclavage véritable (à distinguer du nouvel esclavage que constituent diverses formes de surexploitation). Bien que plusieurs plusieurs associations humanitaires aient aujourd'hui pour principale activité le « rachat d'esclaves », on n’en parle guère et les militants africains anti-esclavage se sentent un peu seuls, tels Moustapha Kadi Oumani, qui soulignait les contradictions de cette repentance à deux vitesses en conclusion de son livre Un tabou brisé. L'esclavage en Afrique (éd. L'Harmattan) :

    « Il apparaît bien paradoxal, au moment où l'Afrique attend des excuses pour les effets dévastateurs qui ont laminé son potentiel économique, déformé les systèmes politiques, sapé les pratiques morales et civiques, qu'elle continue à pratiquer elle-même l'esclavage ».

    Les criminels esclavagistes n'appartiennent malheureusement pas tous au passé lointain. Il n’y a pas qu’à Paris que Louis-Georges Tin peut déposer des plaintes.

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  •   Disparition: Anne-Lise Stern (1921-2013): Psychanalyste de la poubelle des camps

    Jeudi 9 Mai 2013      Philippe Petit  (Marianne)
     

    La psychanalyste Anne-Lise Stern
    La psychanalyste Anne-Lise Stern
    « On attend de nous, on exige de nous de témoigner avant qu’il ne soit trop tard. Quel savoir est espéré là, quel aveu sur nos lits de mort, de quel secret de famille » se demandait la psychanalyste Anne-Lise Stern en 1996, l’auteure du Savoir-déporté (2004), un livre rendu possible grâce à la persévérance de Nadine Fresco et Martine Leibovici ?

    S’il y a bien quelqu’un qui se méfiait de l’obscénité, et craignait de s’appuyer sur une pédagogie de l’horreur susceptible de produire chez son interlocuteur un effet de jouissance : c’est elle. « Nous est en général insupportable ce qui s’élabore à partir de notre viande », disait-elle encore.

    Anne-Lise Stern savait pourtant parler comme nulle autre de la poubelle des camps.

    Elle est morte à Paris le 6 mai 2013, « date de l’anniversaire de la naissance de Freud », remarque l’historienne de la psychanalyse Elisabeth Roudinesco dans un article du Monde.fr paru le 7 mai.

    Ce matin, 8 mai 2013, par une curieuse coïncidence, le secrétaire de Jean Moulin, Daniel Cordier, déclarait sur France Culture à propos de son antisémitisme de jeunesse : « Je ne me le pardonnerai jamais. C’est la honte de ma vie ». Anne-Lise Stern a travaillé tout au long de sa vie sur cette honte et sur le silence qui a longtemps accompagné y compris parmi les psychanalystes : la mémoire des camps.

    « Peut-on être psychanalyste en ayant été déporté(e) à Auschwitz ? La réponse est non. Peut-on aujourd’hui être psychanalyste sans cela ? La réponse est encore non », affirmait-elle. Anne-Lise Stern a construit sa vie sur cette aporie.

    Une femme aux vies multiples.

    Anne-Lise Stern © Hannah Assouline
    Anne-Lise Stern © Hannah Assouline
    Elle était née à Berlin le 16 juillet 1921. Et a vécu plusieurs vies.

    Elle fut longtemps psychanalyste pour enfants et travailla en milieu hospitalier auprès de Jenny Aubry.

    Elle a fréquenté Françoise Dolto. Elle a appris à soulager les drogués au centre Marmotan du docteur Olievenstein. Elle fut analysée par Jacques Lacan.

    Dans la foulée des évènements de 1968, elle a participé au Laboratoire de psychanalyse à la Bastille à Paris – un lieu où s’expérimenta une nouvelle manière de soigner -, avec entre autres Renaude Gosset et Pierre Alien. Elle occupait une place singulière dans le milieu de la psychanalyse. Unique, même.

    Ces dernières années, elle relisait chez elle avant de rentrer à l’hôpital son livre de poésie allemande qu’elle avait gardé de son adolescence. Elle revenait à sa langue « maternelle », comme une enfant qui la découvre, et n’avait pas de mots assez sauvages, pour désigner celui qui l’avait massacrée : Hitler.

    Anne-Lise Stern retenait ses sanglots en lisant son recueil. En souvenir, peut-être, de Jacques Lacan qu’elle a connu en 1956 dont Elisabeth Roudinesco souligne avec justesse qu’il lui « avait redonné le goût de la langue allemande ».

    Et de son père qui était un psychiatre freudien et lecteur de Marx, qui s’était exilé en France en 1933, et s’est engagé dans la Résistance. Sa décision de devenir psychanalyste précède la catastrophe, et elle eut l’occasion de se lier d’amitié avec la petite fille de Freud – Eva – avant son arrestation et sa déportation le 16 avril 1944.

    Le lecteur qui fait la connaissance de cette grande dame peut se reporter au récit qu’elle a fait de ce voyage vers la mort dans Le savoir-déporté. Il est accompagné du récit du retour des camps, tout aussi bouleversant que le premier. Ils furent rédigés en juin 1945, dans le sud de la France. « Pendant que j’écrivais, ma mère avait pris un cahier, d’écolier, et page après page traduisait en allemand », précise-t-elle.

    A l’allée, le train s’arrête à Mannheim, où elle a vécu avec ses parents. Elle ne reconnaît pas la ville. Elle y retournera à la fin du siècle dernier reçue par de jeunes historiens qui ont tenté de faire revivre la vie de cette ville florissante – intellectuellement – avant la guerre. Le lendemain le train s’arrête en rase campagne.

    Anne-Lise écrit : « Une grasse prairie fleurie descendait vers un ruisseau où l’on pouvait se rincer bras et visage. Je me mis à plat ventre dans l’herbe, concentrant toute mon attention sur les petites fourmis qui cavalaient ». Un quart d’heure, où elle joue « à la vie libre ».

    Ce qui lui permit peut être après 1945 – de ne plus jouer – mais d’être libre, étonnamment libre, pour parler des déchets humains que nos sociétés continuent d’engendrer, pour parler de l’obscénité du sexe lorsqu’il se met en scène, voire pour évoquer la sexualité dans les camps ; libre, en tout cas après avoir recouvré sa langue, et la possibilité de s’exprimer sur son impossible témoignage, ce savoir breveté qu’elle détestait, et que le film Shoah, le film de Claude Lanzmann, lui a permis de dépasser : « car ce film, où on ne voit aucune horreur, aucun document d’archives, représente pourtant ce fond de tableau sur lequel toutes nos histoires individuelles, sont inscrites, ce là-bas que nous revoyons, ressentons quand nous parlons, un par un, une par une. »

    Anne-Lise Stern n’était pas un document vivant.

    Elle se méfiait des gardiens de la vérité. Ce qui la fit s’intéresser de très près au statut du plagiat dans la psychanalyse. Son article à ce sujet reste une mine. Mais ceci est une autre histoire, qui concerne le statut de la vérité dans nos temps troublés.

    Cette histoire a commencé après Auschwitz.

    Elle n’est pas terminée.

    Et elle nous fut transmise par Anne-Lise Stern qui avait l’œil pour repérer ceux qui « assument allègrement la jouissance qu’il y a à jaspiner autour d’Auschwitz ».

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  •  Alcoolisation fœtale : l'alcool pendant la grossesse, plus dangereux que l'héroïne

    Modifié le 24-04-2013   (Nouvel Obs)

    Avatar de Denis LamblinPar Denis Lamblin   Pédiatre, président de SAFFrance

    LE PLUS. Un peu d'alcool pendant la grossesse, ce ne serait pas si dangereux que ça pour le bébé à naître ? C'est en substance ce que révèle une étude menée sur plus de 10.000 enfants  dont les mères ont bu modérément de l'alcool alors qu'elles étaient enceintes. Denis Lamblin, président de l'association Syndrome d'alcoolisation fœtale (SAF) France, rappelle les dangers d'une telle consommation.

    Édité etparrainé par Daphnée Leportois

    Pendant la grossesse, il est préconisé de ne pas boire d'alcool, mais une étude souligne que jusqu'à 2 unités par semaine les enfants ne souffrent pas de retard mental ni cognitif (F.DURAND/SIPA).

    Est-il dangereux de consommer de l'alcool, même modérément, pendant la grossesse ? (F.DURAND/SIPA)

    Dire que boire un peu d'alcool pendant la grossesse, ça ne fait rien au bébé, c’est un peu rapide. Les conclusions de l'étude qui a été publiée le 17 avril 2013 dans le "BJOG - An International Journal of Obstetrics & Gynaecology" sont plus prudentes.

    Certes, les chercheurs soulignent qu'à l'âge de 7 ans les enfants dont les mères ont bu jusqu’à deux unités d’alcool, soit 20 grammes d’alcool [1], par semaine ne présentent pas de difficultés comportementales ni cognitives. Mais ce n'est pas pour autant que la consommation d'alcool, même modérée, par une femme enceinte est sans danger.

    Des malformations en majorité cérébrales

    L'alcool est une substance potentiellement toxique pour l’adulte, des milliers d’individus en meurent chaque année. C’est donc, à l'évidence, une substance toxique pour l'enfant, un tératogène, qui provoque des malformations. Sauf que l'on en parle peu car ces malformations sont rarement visibles sur le corps et sont en majorité cérébrales. La consommation d'alcool pendant la grossesse est pourtant une cause majeure de retard mental d'origine non génétique et d'inadaptation sociale de l’enfant.

    S'il ne faut pas déclencher une IVG dès qu'on a bu un verre, il s'agit de prendre conscience des risques. Consommer de l'alcool pendant la grossesse est plus dangereux pour le fœtus que de fumer une cigarette, voire de prendre de l'héroïne ou de la cocaïne. C'est la drogue la plus dangereuse pour les femmes enceintes !

    En fonction du patrimoine génétique de la mère et du fœtus, la métabolisation de l'alcool est plus ou moins efficace. J'ai déjà vu deux faux jumeaux de 14 ans, l'un atteint du syndrome d'alcoolisation fœtale, avec un niveau scolaire de 6 ans, tandis que l’autre ne l'était pas et avait un niveau scolaire correspondant à son âge.

    Une question de patrimoine génétique

    Il existe des spécificités et des vulnérabilités individuelles que l'on ne sait pas repérer. Certaines femmes peuvent bien métaboliser l'alcool et ainsi épargner leur bébé. Pour d'autres, la dose d'alcool, bien que faible, aura des conséquences sur le développement de l'enfant.

    De nombreux facteurs vont influencer cette métabolisation de l’alcool, comme le tabagisme de la mère, son âge (après 30 ans, le risque est plus grand), son alimentation, le mode de consommation de l'alcool (aigu ou chronique) mais aussi le moment précis de la grossesse durant lequel cette consommation a eu lieu.

    Si le cerveau est sensible à l'alcool pendant toute la grossesse (n'étant pas à maturation lors de la naissance), le cœur, lui, se développe entre le 21e et le 50e jour de grossesse. Pendant cette période, la mise en présence d'alcool avec le fœtus peut avoir un impact négatif et provoquer une malformation cardiaque. De même, toute consommation d’alcool entre le 36e et le 40e jour de gro

    7500 bébés par an touchés

    Dire que les enfants de 7 ans dont les mères ont eu une consommation modérée ne présentent pas de retard cognitif est rassurant. Mais les tests menés pour cette étude sont trop académiques et trop imprécis. Ils ciblent les compétences en mathématiques et en lecture alors que le quotient de développement et d’adaptation sociale des enfants atteints par les troubles causés par l’alcoolisation fœtale est plus atteint que leur QI.

    Et si certains enfants s'en sortent scolairement, ils ont plus de mal à s’adapter à la vie sociale. L'alcool touche notamment les fonctions exécutives du cerveau. Les individus atteints auront plus de mal à planifier, organiser, structurer, à s’adapter aux changements d'environnement, mais aussi à contrôler leurs émotions et à se concentrer. Le nombre de neurones sollicités pour mener à bien une tâche est bien supérieur à celui mis en œuvre par les enfants non atteints. C'est pour cela que ces jeunes rament et s’épuisent.

    Ainsi, ce produit qu'est l’alcool, dont le bébé n'a a priori pas besoin, peut être à l'origine de l'échec scolaire, de conduites asociales voire délinquantes d’adolescents. Près de 15% des adolescents en prison au Canada sont porteurs de séquelles dues à l’alcoolisation fœtale. C'est un problème de santé publique qui est loin d’être anecdotique : 1% de la population française est touchée, 7500 bébés chaque année, soit un par heure. Et les conséquences perdurent toute leur vie…

    Faire tomber le tabou

    Mon message, c'est bien de dire que ces malformations provoquées par l’alcool sont évitables. Je préconise aux femmes enceintes de suivre le principe de précaution et de s'abstenir d'alcool pendant la grossesse. Sinon, dans le contexte actuel de crise et de recrudescence des accès d'ivresse chez les jeunes, ce sont de plus en plus d’enfants atteints que la société va devoir porter.

    Il ne s'agit ni d’interdire ni de culpabiliser mais d'alerter les consciences. Au contraire, il ne faut pas que ce soit un tabou, pour que nous puissions prendre en charge les enfants de manière précoce et adaptée. Car la stigmatisation de ces mères génère de la souffrance et des inégalités sociales acquises dès la naissance. Ne pas en parler, c’est empêcher que les enfants atteints soient suivis comme le sont les grands prématurés.

    Constatant le retard de croissance de son bébé au deuxième trimestre de grossesse, une maman, malade alcoolique, a arrêté de boire subitement. Résultat : malgré des lésions cérébrales, le poids de l’enfant à la naissance était normal. Plutôt que d'hypothéquer l’avenir de nos enfants en étant dans le jugement, il est de notre responsabilité à tous de parler de l’alcoolisation fœtale.

    -------------

    [1] Une unité d’alcool correspond à 10 grammes d’alcool, soit un verre de 25 cL de bière à 5 degrés, ou de 10 cL de vin à 12 degrés, ou de 10 cL de champagne à 12 degrés,ou de 3 cL de whisky à 40 degrés, ou de 2,5 cL de rhum à 50 degrés. Retour au texte.

    Propos recueillis par Daphnée Leportois.

    Pour en savoir plus, vous pouvez assister au colloque "Les troubles causés par l’'alcoolisation prénatale : prévention, diagnostic, accompagnement" qui se tiendra à Paris les 30 et 31 mai 2013.


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  •  Stress, harcèlement, souffrance au travail : mon chef me rend fou !

     - Mis à jour le 15-05-2013

    Les personnalités difficiles prospèrent chez les cadres dirigeants. Grands psychopathes ou petits pervers : qui sont ces tyrans qui nous pourrissent la vie au bureau ?

    Photo extraite de l'ouvrage "Office" de Lars Tunbjörk (Editions Journal, 2001). (Lars Tunbjörk/Editions Journal)

    Photo extraite de l'ouvrage "Office" de Lars Tunbjörk (Editions Journal, 2001). (Lars Tunbjörk/Editions Journal)

    Parfois, le diable s’habille en cadre sup. Il arbore le carré lisse, comme cette responsable d’une agence de presse qui jette par terre les dossiers mal rangés de ses employés.

    Il porte beau à la Lino Ventura, tel ce haut manager charismatique qui agonit d’injures un subalterne dévoré par l’eczéma.

    Il brille de l’aura de sa grande école, comme ce polytechnicien qui ignore superbement une jeune salariée pendant des mois avant de finir par lui tendre une coupe de champagne, l’air de rien, lors d’un pot au bureau.

    La plaie du monde du travail

    Ils manient le chaud et le froid, séduisent puis taclent sans crier gare, détruisent et en jouissent. Grands psychopathes ou petits pervers, les chefs tyranniques qui empoisonnent l’existence de leurs subalternes sont la plaie du monde du travail.

    C’était un directeur de haut niveau, la cinquantaine, un entregent phénoménal, raconte Gérald (le prénom a été modifié), ancien collègue d’un de ces harceleurs. Il a viré deux cadres sup comme des malpropres, il leur aurait reproché n’importe quoi, jusqu’au fait de respirer. Il n’en avait rien à foutre des autres, il ne respectait rien, d’ailleurs il avait zéro point sur son permis de conduire et s’en vantait. Dans la boîte, 10% du personnel a fini en arrêt maladie."

    Le mal se banalise. Nombre d’études l’affirment, les personnalités difficiles s’épanouissent au boulot, où elles grimpent sans peine l’échelle hiérarchique, jusqu’à régner en despotes […]

    Cécile Deffontaines, avec Bérénice Rocfort-Giovanni


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  •   03/05/2013 

    Marmite norvégienne : cuisinez un bœuf bourguignon dans du carton

    Marie-Anne Daye | JournalisteRue 89
     

    La marmitte norvégienne de Marie Girard à Sainte-Gemmes-le-Robert, le 3 mai 2013 (Armèle Cloteau)

    Une boîte en carton gît sur le sol de la cuisine de Marie Girard. Est-elle destinée au recyclage ? Non. Mais à quoi sert-elle ? La quinquagénaire précise qu’il s’agit d’une marmite norvégienne, aussi appelée cuiseur thermique, un outil servant à cuire les aliments sans nouvelle dépense d’énergie, après les avoir chauffés sur le feu quelques minutes. Cet outil de cuisson est revenu à la mode, surtout parmi les écolos.

    Marie Girard fait partie de ceux qui ont une conscience écologique aiguisée. Elle et son mari exploitent une fermette nommée L’Ermitage à Sainte-Gemmes-le-Robert près de Laval (Mayenne).

    Ils essaient de tendre le plus possible vers l’autosubsistance en vendant une partie de ce qu’ils produisent, soit de la viande de veau, du jus de pommes, de la tisane (Marie donne aussi des cours sur la connaissance des plantes) et tiennent un gîte à quelques mètres de leur maison construite au XVe siècle. Le reste sert à leur consommation personnelle et à échanger avec les voisins.

    Dans tous leurs gestes, ils tentent de respecter le plus possible l’environnement. C’est pourquoi ils limitent au maximum leurs dépenses énergétiques.

    Découverte miraculeuse

    Il y a quelques années, Marie Girard a découvert la marmite norvégienne. Elle avait demandé à sa fille de lui en fabriquer une, mais finalement c’est sa voisine qui la lui a offerte pour son anniversaire. N’y portant pas trop d’attention, la marmite est allée au placard.

    L’été dernier, la marmite a repris vie. Lors d’un stage à l’association Bolivia Inti, sa propriétaire a appris différentes techniques pour cuire les aliments sans énergie dont la cuisson solaire et la cuisson thermique à l’aide de la marmite norvégienne :

    « J’étais tellement émerveillée de constater que les aliments cuisaient par laisser-faire, c’était magique. »

    Du carton et une matière isolante

    La marmite norvégienne est simple à fabriquer. Un carton d’emballage placé dans un autre plus grand, dont l’espace entre les deux (5 à 10 cm) est comblé par une matière isolante, soit du papier froissé et tassé, du lainage ou du polystyrène comme l’a fait Marie Girard ;

    « Pour que la marmite soit vraiment écologique, il vaut mieux utiliser la laine de mouton. »

    Afin d’optimiser les performances, il est possible d’installer un réfléchissant comme un pare-soleil découpé sur les parois du carton intérieur. Ensuite, il s’agit de placer la casserole bien fermée à l’intérieur et de la couvrir à l’aide d’une serviette ou d’un coussin. Il faut auparavant avoir mis la casserole à chauffer de manière plus traditionnelle quelques minutes selon le type d’aliment.


    Infographie montrant la fabrication d’une marmitte norvégienne (Mathieu Savard)

    Il existe aussi des techniques plus sophistiquées. Par exemple fabriquer une caisse en bois sur roulettes ou aménager un tiroir profond pour éviter la perte d’espace.

    Une fois la marmite norvégienne construite, on peut y déposer la casserole. La chaleur emmagasinée lors de la première étape de cuisson (sur le feu) sera conservée.

    Par exemple, un dimanche après-midi, vous voulez concocter un bœuf bourguignon ; vous le faites bouillir cinq minutes sur le feu puis vous placez la casserole dans la marmite norvégienne pendant environ deux heures trente, soit une demi-heure de plus que la cuisson classique. Avec une économie d’énergie de 75% [PDF], selon l’association Les Amis de la Terre !

    Au moins 50% d’économie d’énergie

    L’isolation permet de ralentir la baisse de température par trois modes de transmission de chaleur :

    • la conduction (l’isolation des parois) ;
    • la convection (fermeture hermétique) ;
    • le rayonnement (réflecteur infrarouge du réfléchissant).

    En général, l’économie d’énergie est d’au moins 50% pour chaque plat cuisiné.

    Marie Girard évoque également le côté pratique de la marmite :

    « On n’a pas besoin de surveiller la cuisson, ça ne déborde pas et ça ne tache pas. »

    Pour cuire du riz avec la marmite, c’est fantastique selon elle :

    « On le porte à ébullition avec la quantité d’eau exacte et la marmite fait le reste du travail. »

    La marmite norvégienne a quelques points négatifs tout de même :

    • d’une part, elle occupe de l’espace. Une boîte en carton au milieu de la cuisine n’est pas très esthétique. Mais avec un peu d’imagination, on peut y ajouter de la couleur. Marie Girard propose même de l’intégrer dans un pouf. En plus d’être discrète, elle garde les fesses au chaud durant les jours d’hiver ;
    • d’autre part, elle a ses limites d’efficacité. « Si je pars trop longtemps, le contenu n’est plus assez chaud », explique Marie.

    Un outil pour les temps durs

    La marmite norvégienne tire ses origines dans les cuisines scandinaves vers la fin du XIXe siècle (le premier détenteur du brevet est un Norvégien) et servait au prolongement passif de la cuisson et à économiser de l’énergie. A l’époque, cet auxiliaire de cuisson était composé « d’une marmite en fer battu étamé destinée à recevoir les aliments, et d’une boîte isolatrice empêchant la déperdition de la chaleur. »

    Elle fut éclipsée par le thermos au XXe siècle et a donc perdu de sa popularité. Par la suite, on l’a associée aux périodes de guerre et de restrictions, et même assimilée à une pratique de radin. Aujourd’hui, tous les moyens sont bons pour économiser de l’énergie dans le contexte d’épuisement des ressources.

    Bon pour l’environnement et le portefeuille

    Selon l’Insee, en 2006, les dépenses des ménages en énergie domestique représentaient environ 590 euros par habitant. Près de la moitié de cette énergie provient de l’électricité et près du quart en gaz naturel. Pour un ménage avec plusieurs enfants, une diminution considérable de l’utilisation de la cuisinière peut réduire la facture d’énergie.

    Par-dessus tout, la marmite norvégienne est un pas, petit ou grand selon son utilisation, vers la diminution de CO2. L’organisation Les Amis de la Terre a d’ailleurs lancé l’objectif « négawatts » qui vise à réduire de 50% la consommation énergétique familiale. Diverses organisations comme Bolivia Inti et la Féeda (Formation et éducation à l’environnement et au développement approprié) encouragent la cuisson écologique en offrant de la formation, notamment dans des pays d’Amérique latine et d’Afrique.

    Chers riverains, si vous tentez l’expérience de la marmite norvégienne ce week-end, racontez-nous en commentaire !

     P.S.: Vous ne le savez pas mais vous avez une marmite norvégienne chez vous!

     Il s'agit tout simplement de votre glacière! Si elle conserve le froid elle peut aussi conserver la chaleur.Vous enveloppez votre cocotte bien fermée dans une vieille couette (par ex.) et vous la mettez dans la glacière que vous fermez bien. Je pratique ainsi depuis quelques mois. On peut aussi utiliser le four (froid!), il est hermétique. Enveloppez bien la cocotte; si vous avez peur que de la vapeur s'échappe et mouille la couette, enveloppez d'abord la cocotte dans une couverture de survie, et le tour est joué. On peut aussi utiliser le lit: posez la cocotte enveloppée comme dit sur le matelas et entourez-la bien avec les couvertures et les couettes. Toutes ces idées ont été trouvées sur internet.

     Bonne cuisson!


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  •   C’était la première nuit où vraiment, je ne savais ni quoi faire, ni où aller. (Rue 89)
    Il y avait bien Laura, chez qui j’avais passé une grande partie de mes nuits depuis que j’étais à la rue, mais justement, ça commençait vraiment à me mettre mal à l’aise.

    Elle était pas chiante Laura, ça non. Elle m’avait toujours dit que je pouvais compter sur elle, qu’elle ne pouvait de toute façon pas me laisser « comme ça », elle me demandait pas de me justifier, « est-ce que tu te drogues encore ? », « t’es sûre que ce serait si terrible que ça le sevrage en hôpital ? »... Elle faisait pas chier avec ces trucs-là.

    Making of

    Ce texte de Salomée a été initialement publié sur son blog. Il fait suite à un témoignage qu’elle avait publié sur Rue89 « Quand tu es toxico, les gens ont tous les droits sur toi », où elle racontait que ses parents, découvrant qu’elle se droguait, avaient pris la décision de la faire interner. Elle avait 17 ans, elle est partie de chez elle. Une fugue de dix mois. B.G.

     

    Mais bon je voyais bien, je sentais, elle avait pas signé pour se retrouver avec une toxico mineure en fugue clouée chez elle jusqu’à cinq soirs par semaine, et la grandeur d’âme a ses limites.

    Surtout que j’avais rien à lui donner en échange.

    Depuis un moment, ses « Mais t’as une idée de comment tu vas te débrouiller pour la suite ? » m’apparaissaient de moins en moins bienveillants, et de plus en plus chargés de sous-entendus.

    Non seulement je représentais une charge supplémentaire, mais en plus, je lui faisais prendre des risques.

    Pas une thune, j’ai faim, j’ai froid, et j’ai plus de parents

    Alors bon, je ne lui en voulais pas vraiment de perdre un peu de sa bienveillance à toute épreuve. Quoique peut-être un peu, par moments.

    De toute façon, quand t’es là, enfermée dehors, à te sentir trop comme une pauvre conne, t’en veux un peu à tout le monde. Parfois, j’avais envie de bondir sur les gens de cet éternel centre-ville où j’étais la plupart du temps condamnée à me cacher pour attendre le rien, juste histoire de leur cracher toutes mes emmerdes à la gueule comme ça, une bonne fois.

    Je suis malade, recherchée par la police, je n’ai nulle part où me poser, ni le jour, ni la nuit, j’ai pas une thune, j’ai faim, j’ai froid, et j’ai plus de parents.

    Parfois j’étais tellement aigrie de voir ces gens entrer dans des boutiques et ressortir les bras chargés, aigrie de voir ces gens qui savaient où aller, quoi faire, où rentrer, qui étaient attendus, mais pour des trucs biens, pas pour être attrapés et enfermés de force.

    Mais bien sûr cette colère n’était pas audible ou convenable. « Tu n’envieras point ton prochain », même si tu n’as rien, que tu as peur de la souffrance et de la mort en permanence à cause de ça, et que le spectacle de ton prochain qui a plus que toi se déroule juste là, à côté de toi.

    Ne fais pas de bruit, pas d’esbroufe, si t’en es là en plus, c’est sûrement pas pour rien.

    Quand tu te retrouves à la rue, les premiers jours, tout le monde te tend la main. Une nuit par-ci, une nuit par-là, t’es comme un pote qu’on invite pour la soirée, finalement ça ne change pas grand chose pour ton hôte. Tout le monde te demande : « Comment tu vas faire pour la suite ? », et tu sens bien que « je ne sais pas » n’est pas une réponse acceptable.

    Quand tu prononces ces mots, c’est gros malaise, ha tu veux dire, c’est vraiment la merde là, c’est pas du tout bonne ambiance ton histoire ?

    Ma mère : « J’vous préviens, j’ai prévenu la police maintenant »

    Et puis ensuite les ennuis commencent à s’accumuler. Pour moi y a eu le problème des flics. Au bout d’une semaine ma mère était allée choper des copines à la sortie du lycée, « J’vous préviens, j’ai prévenu la police maintenant, vous avez intérêt à prévenir Salomée qu’elle doit rentrer, et tout de suite ! Je sais que vous savez où elle est ! »

    Bien sûr, elle avait aussi téléphoné à plein de parents, qui bien sûr, s’étaient tout de suite sentis très investis par la mission de me balancer si jamais je devais apparaître chez eux un de ces soirs.

    Finalement, j’avais plutôt eu du bol que ce process ne s’enclenche pas plus vite.

    Par la suite ma mère m’expliquera qu’elle et mon père avaient sincèrement cru que j’allais revenir quelques jours après mon départ, genre grosse prise de conscience, air penaud et bras grands ouverts vers la servitude volontaire, et que c’était pour cette raison qu’ils n’avaient pas lancé le branle-bas de combat tout de suite.

    Envahie d’une peur terrible

    Alors forcément, dans ces conditions-là, les possibilités de potes chez qui squatter de temps en temps se sont radicalement réduites. J’avais mes copines les plus proches qui pensaient à moi dès que leurs parents étaient absents pour une nuit, mais c’était pas souvent. J’avais Laura, qui avait un studio et que mes parents ne connaissaient pas, et puis, je l’apprendrai par la suite, j’avais les rencontres du hasard.

    En tout cas ce jour-là, le temps était passé comme un éclair, et aucune perspective ne s’était dessinée pour moi. Arrivée à la fin de la journée, j’avais été envahie d’une peur terrible.

    Qu’est ce que j’allais faire ? Fallait que je trouve un truc, je ne pouvais pas rester dehors toute une nuit comme ça, j’allais pas y survivre, j’allais forcément me faire agresser, ou me faire arrêter par les flics, et puis il faisait juste beaucoup trop froid.

    Et si je demandais de l’aide à un(e) inconnu(e) ? Mais comment être sûre de ne pas tomber sur un fou(lle) furieux(se) ? Ou bien de ne pas tomber sur quelqu’un de tellement trop bienveillant qu’il allait finir par appeler les flics ?

    La panique, soit ça écrase les pensées dans un immense chaos, soit ça donne au contraire un miraculeux coup de clairvoyance. Ben pour ce soir-là, c’était la carte chaos absolu, y avait pas à dire.

    Une fois le gros du coup de pression descendu, j’avais pas eu les idées plus claires, mais tout de même comme un élan de pragmatisme. Acheter à boire avant que ça ferme, au moins pour tenir, et aussi pour soulager.

    Il n’y avait que des mecs dans le groupe

    Devant le magasin dans lequel j’avais prévu de dépenser une partie de mes quatre euros et quelque dans une bouteille de blanc dévissable et une bière forte, j’avais croisé une bande de punks que je commençais à bien connaître à force de zoner.

    J’aimais pas trop traîner dehors avec eux, parce qu’ils étaient de vrais aimants à condés. Parfois j’avais été conviée à me poser un peu dans leur squat, mais il n’y avait que des mecs dans le groupe, alors je repartais toujours dormir ailleurs.

    On avait alors échangé quelques mots, surtout rapport à la défonce, l’un d’eux avait du speed, un autre de l’héro et des cachetons, et ils devaient voir un type pour de la coke dès qu’ils auraient récupéré assez de thunes à la manche.

    J’avais décidé de rester avec eux, bien que très nerveuse à l’idée d’être reconnue ou contrôlée, et puis au bout d’une heure, miracle, on était partis au squat, enfin un endroit où se poser un peu, quelques heures, c’était déjà ça.

    La squat était un vieil et immense immeuble, les types qui y vivaient n’avaient pas encore réussi à mettre l’électricité, du coup ils restaient tous dans une seule pièce pour essayer de profiter de la chaleur des uns et des autres.

    Des matelas par terre, des couvertures, des bougies, une petite table « rouleau de fils de chantier » avec des cendriers et du matos à défonce, quelques paquets de gâteaux. Ambiance à la fois glauque et réconfortante, juste le soulagement d’être à l’abri des regards, d’être un peu tranquille, d’être juste... posée.

    On avait passé la soirée à se défoncer et à parler de choses et d’autres. J’avais essayé d’en profiter autant que possible, mais mon angoisse et ma gorge serrée ne m’avaient pas quittée.

    Aussi puissantes que peuvent être les montées et les mélanges came-alcool-cachetons, y’a des trucs qui restent, tu peux rien y faire, c’est là et ça te colle aux tripes. En l’occurrence ne pas savoir où aller dormir, c’était de ce genre.

    La peur. Rester avec eux, c’était s’engager

    Et puis les mots s’étaient fait de plus en plus hasardeux, les mecs s’étaient montrés de plus en plus lourds, ho c’était pas insupportable non plus, juste quelques rappels bien sentis que j’étais une meuf défoncée au milieu d’une bande de mecs défoncés, hahaha mais dis donc, c’est qu’il pourrait s’en passer des choses et que j’avais vraiment pas froid aux yeux !

    L’inquiétude, et la peur. Rester, c’était s’engager. Une femme ne se fait pas inviter à dormir par une bande de mecs impunément, n’est ce pas ? Une femme ne se met pas d’équerre avec une bande de mecs sans savoir que « ça envoie des signaux » non plus. Et d’ailleurs... Allaient-ils me laisser partir ? Et si j’avais déjà trop abusé ? Fallait que je me lance.

    « Hum... Bon, c’est pas que je m’ennuie, mais je vais y aller...
    – Ha, tu rentres quelque part ? Tu sais où aller, au moins, gamine ?
    – Ouais ouais ouais, j’ai les clés de chez une pote, faut qu’j’y aille parce que si je rentre pas elle s’inquiète après...
    – Ben ok... Tu sais tu peux rester, on va pas te violer ! [rires communs]
    – Haha nan, mais attendez, je sais hein ! Haha ! Nan nan, mais sérieux aucun rapport, c’est juste par respect pour ma pote voyez...
    – Nan mais d’façon t’as raison, si tu peux aller ailleurs, fais-le, tu vois pas comme on s’les gèle ici !
    – Ouais je sais... Hum. Bon bah... Allez hein ! »

    Une fois dehors, mon énorme sac me sciant l’épaule, épuisée et arrachée, j’avais été électrisée par le froid qui m’était tombée dessus d’un coup. Y avait pas de chauffage dans le squat, mais on était à l’abri du vent, y avait des couvertures, des bougies et notre chaleur à tous.

    La gare quand tu zones, c’est un réflexe

    C’était 2 degrés. 2 degrés, c’est pas encore négatif, alors ça ne sonne pas impressionnant, mais c’est complètement glacial, surtout avec du vent.
    L’hésitation, quelques secondes. Et si j’y retournais en disant que je ne retrouve plus les clés de chez ma copine ?

    Il était 2 heures et quelques du matin, je pouvais dire que je ne voulais pas la réveiller.

    Et puis finalement, la peur l’a emporté.

    Flipper des flics en patrouille. Se tenir malgré la « foncedé ». Marcher vers la gare. Vers où d’autre de toute façon ? La gare, quand tu zones, c’est comme un réflexe. Ça reste ouvert tard, il y a des toilettes, des gens, des cabines téléphoniques.

    Finalement arrivée, je m’étais arrêtée dans un petit recoin abrité du vent qui avait l’avantage d’être facile à fuir si un quelconque danger devait se profiler. Posée sur mon sac, crispée par le froid, il y avait encore trois heures à attendre avant l’ouverture de la gare. Trois heures, ça sonnait juste comme l’éternité.

    Se défoncer. Pour supporter un truc pareil

    Depuis toute petite, un truc m’avait toujours foutu une trouille terrible : le fait de me retrouver coincée avec rien à faire pour passer le temps. C’était une question qui me taraudait, je demandais régulièrement à ma mère, « ils font quoi les gens en prison du coup ? », « à quoi ils pensent pendant toute la nuit les SDF ? », et ses réponses ne me satisfaisaient jamais.

    Parce qu’il n’y avait pas d’autres réponses que celle que j’avais déjà très bien devinée toute seule : rien. Ils ne font rien, les gens. Ils attendent et ils sentent le temps les oppresser comme tout le reste.

    J’ai longtemps gardé cette propension à imaginer que les réponses trop dures à certaines de mes questions ne devaient pas être les bonnes, longtemps cultivé l’idée qu’il y avait un genre de « truc », des astuces pour contourner ci ou ça.

    Et puis au fur et à mesure des évènements et du temps j’ai bien été obligée d’admettre que ce n’était pas le cas. Y avait pas de truc, y avait juste la vie, brute et sans échappatoire, dans ses bons comme dans ses mauvais instants.

    J’avais gardé ma bière forte pour moi, prévoyant que j’allais me retrouver dans cette situation miteuse. Ces gens qui revendiquent de ne pas donner de monnaie aux clodos « pour ne pas qu’ils achètent de l’alcool », j’aimerais bien voir comment ils se dépatouilleraient s’ils se retrouvaient enfermés toute une nuit dehors à 2 degrés.

    Se défoncer, c’est une des seules alternatives pour supporter un truc pareil.

    En tout cas, c’est ce qui m’a permis de réussir à comater un peu. Ce n’était pas reposant, pas agréable non plus, mais ça avait un énorme avantage, celui de donner le sentiment que le temps passait vite.

    Et puis soudain, je m’étais souvenue qu’il me restait quelques centimes dans ma poche. Quatre-vingt-dix centimes exactement. A trente centimes le quart d’heure dans les toilettes publiques, ça me faisait trois passages, soit trois quarts d’heure à l’abri.

    Pas la moindre idée de « la suite », cette foutue putain de suite dont tout le monde me parle

    Sur le moment, cette perspective m’avait presque réchauffé le cœur. Et sans plus attendre, je m’étais dirigée vers les toilettes, qui se trouvaient à quelques dizaines de mètres.

    Lumière blafarde, miroir rayé et odeur d’égouts, même pas un mètre carré de surface et presque aussi froid que dehors, mais pourtant un vrai soulagement, petit instant de répit où je ne me sentais plus totalement vulnérable et à la merci de n’importe quel évènement.

    Soulagement aussi, de trouver un abri pour me faire une trace d’héro.

    Soulagement de courte durée face au constat que j’avais un peu trop forcé sur le dose dans la soirée. Demain, j’allais absolument devoir trouver un moyen de pécho, ce qui laissait présager des heures de manche dans un état pas très engageant.

    Mais de toute façon demain c’était une perspective lointaine, à ce moment-là.

    Et puis, après le soulagement, c’est finalement une immense tristesse qui m’avait gagnée.

    Me voir là, en train de guetter les minutes de répit que me laissaient de dégueulasses chiottes publiques comme si c’était un trésor, complètement gelée, et surtout complètement seule...

    Fallait que je l’admette : j’étais carrément à la rue, et ça commençait d’ailleurs à se voir de plus en plus. Je n’avais pas la moindre idée de « la suite », cette foutue putain de suite que tout le monde me renvoyait à la gueule sans arrêt, j’avais la trouille, et je me sentais juste totalement abandonnée.

    Cet enfer pavé de bonnes intentions qu’était la bienveillance des gens

    C’était comme si personne ne savait que j’existais. Personne ne savait ce que je vivais. Je voulais éviter que mon désespoir se sache trop, complètement flippée par cet enfer pavé de bonnes intentions qu’était la bienveillance des gens.

    Ne pouvoir faire confiance à personne de mon ancienne vie. Devoir me cacher sans arrêt. Etre comme une fugitive alors que je n’avais rien fait. Dire que tout va bien pour ne jamais montrer sa vulnérabilité. Raconter des histoires de carte de bus oubliée pour faire la manche, comme pour ne pas m’avouer à moi même que j’étais une clocharde, pour de vrai.

    Le silence assourdissant de la ville qui dort au chaud dans un lit. L’idée que personne au monde ne puisse imaginer une situation tellement absurde, compter son temps pour profiter d’un chiotte public pour pas rester comme une crevarde dehors.

    La honte, et la tristesse.

    J’allais devoir agir, trouver des solutions. Ça demanderait surement de se mouiller plus, beaucoup plus. Mais fallait bien que je finisse par l’intégrer : j’étais vraiment seule, vraiment à la rue, et je n’avais que moi même sur qui vraiment compter.

    Le ballet entre toilettes « timées » et impasse cradingue a continué le reste de la nuit, enfin jusqu’ à l’ouverture de la gare plutôt. Un long moment à comater sur un banc, inquiétude au ventre d’être contrôlée – comme d’habitude –, et puis peu à peu, la ville qui s’était mise à se réveiller.

    Et bien voila. La nuit était passée.

    Et maintenant, l’heure était venue d’attaquer la manche pour la journée.


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