• "Réunionnais de la Creuse"

       « Réunionnais de la Creuse » : pourquoi cinquante ans de silence ?

    Rémi Noyon | Journaliste  Rue 89
    Mis à jour le mardi 18 février 2014 
    Ajout de quelques informations apportées par la députée Monique Orphée.
     

    Entre 1963 et 1982, 1 600 enfants réunionnais ont été expédiés dans des départements vieillissants par la Ddass. Ce mardi, les députés se prononcent sur « la responsabilité morale » de l’Etat.


    Quelques-uns des enfants créoles emmenés en métropole (RICLAFE/SIPA)

    Au début des années 60, Michel Debré, alors député d’outre-mer, est obsédé par la « surnatalité » qui grève La Réunion. Plein de nobles sentiments, il entreprend de drainer de jeunes Réunionnais vers des départements vieillissants comme la Creuse, le Tarn ou le Cantal.

    Immatriculés « pupilles de l’Etat », des enfants sont expédiés en métropole, à 9 000 kilomètres de chez eux, par la Direction départementale des affaires sanitaires et sociales (Ddass). Placés dans des familles paysannes, certains vivent heureux. D’autres font face à la solitude, au déracinement et au racisme ordinaire. L’expérience se solde par des suicides et des troubles psychiques.

    Ce mardi, les députés se prononcent sur « la responsabilité morale [de l’Etat] » dans ce transfert de plus de 1 600 enfants réunionnais, mené entre 1963 et 1982.

    Il a fallu cinquante ans au Parlement pour s’intéresser à cet épisode peu reluisant de la République. Une éternité si l’on compare avec nos voisins britanniques qui, dès les années 50, ont dressé un bilan très négatif des migrations d’enfants vers l’Australie. Côté australien, le Queensland a enquêté en 1999 sur les abus commis sur les gamins lors de ces déplacements.

    En France, rien de tel. La députée réunionnaise Ericka Bareigts, à l’origine de la proposition de résolution, souligne la méconnaissance de ce trait historique, jusqu’à La Réunion :

    « Personne ne s’est attaché à faire rentrer dans l’histoire de France cet épisode grave et brutal. Il faut arrêter de cacher une partie de notre mémoire. »

    Un rapport d’« une nullité formidable »

    C’est un dépôt de plainte, en 2002, qui va permettre de faire émerger l’affaire des « enfants de la Creuse » (expression impropre puisque 64 départements sont concernés). Devenu adulte, l’un de ces « pupilles », Jean-Jacques Martial, poursuit l’Etat pour « enlèvement et séquestration de mineurs, rafle et déportation ».

    Les actions en justice n’aboutiront jamais, en raison de la prescription des faits, mais les médias recueillent les témoignages de ces Réunionnais exilés. Certains vont jusqu’à parler – abusivement – de « déportation ». On retrouve deux documentaires sur le sujet qui n’avaient été que peu diffusés dans les années 90.

    Dans la foulée, la ministre de l’Emploi et de la Solidarité, Elisabeth Guigou, commande un Rapport à l’inspection générale des affaires sociales (Igas) [PDF]. Ce document, jugé « d’une nullité formidable » par des historiens, dédouane très largement l’Etat. Il faut lire entre les lignes pour comprendre que des familles ont été trompées, sommées de confier leurs enfants avec la promesse d’une vie meilleure et d’un retour rapide.

    Surtout, ce n’est pas une mission parlementaire qui mène l’enquête, mais l’administration. C’est-à-dire le supérieur hiérarchique de la Ddass...

    Dix ans passent avant qu’une députée réunionnaise ne dépose la proposition de résolution examinée ce mardi, visant à reconnaître la responsabilité de l’Etat. Citons tout de même le sénateur Jean Pierre Sueur, qui avait interpellé, en 2009, le ministre du travail et des affaires sociales de l’époque, en l’occurrence Brice Hortefeux. Sa question était restée sans réponse.

    Avant cela, rien. Ou pas grand-chose. Quarante ans de silence presque total.

    1968 : la « chasse aux enfants »

    Pourtant, l’histoire n’était pas inconnue. Dès août 1968, le journal communiste réunionnais Témoignages, lancé par Raymond Vergès (le père), publie un article titré : « Comment se fait le recrutement des immigrants réunionnais en France : volontaires ou volontaires forcés ? »

    L’auteur y parle de « chasse aux enfants » et s’interroge sur leur sort :

    « Ne sont-ils pas remis à des organismes privés ? Que deviennent les enfants ? Ne sont-ils pas acheminés vers la France ? »

    Le lendemain, le journal imprime le témoignage d’un père qui se déclare victime de l’enlèvement de six enfants.

    En décembre 1973, c’est le tout neuf quotidien Libération qui parle de « vol d’enfants » et titre « Les jeunes Réunionnais déportés vers la France ».

    Les députés communistes ne bronchent pas. Aucun homme politique n’extrait l’affaire de ces quelques lignes dans la presse de gauche. Il faut dire que le vocabulaire administratif de l’époque anesthésie la compréhension : on parle de « transferts interdépartementaux ».

    Même à La Réunion, le silence règne. L’universitaire Wilfrid Bertile s’inquiète, en 1968, de la prise en charge de ces « pupilles ». Mais lorsqu’il devient député, en 1981, il ne revient pas sur cet aspect des migrations vers la métropole.

    Debré, le grand républicain

    A l’époque, le traitement de ces jeunes ne choque pas grand monde. La Ddass a pour habitude de casser les fratries et de rompre tout lien avec les familles pour que les enfants puissent repartir de zéro. Cette politique est menée jusqu’à un rapport critique, rédigé par Jean-Louis Bianco et Pascal Lamy en 1989.

    Surtout, les « transferts » sont l’œuvre d’un grand résistant, père de la Constitution de la Ve République et ancien Premier ministre. C’est d’ailleurs là que se niche toute la perversité de l’affaire et son intérêt : c’est au nom de la République, qui ne reconnaît que des citoyens égaux, abstraits, sans origines, qu’est organisée la migration.

    L’historien Ivan Jablonka a rédigé l’un des rares livres sur le sujet :

    « Ce que fait Michel Debré est conforme à la pensée républicaine. Et c’est cela le plus troublant. Lorsqu’il envoie les gosses en métropole, c’est pour les intégrer à la République française : il veut donner une deuxième chance à ces enfants. C’est à la fois républicain et illégitime sur le plan moral. »

    Certes, les directeurs des Ddass font remonter aux préfets les difficultés qu’ils rencontrent avec ces enfants – en 1972, le préfet de Lozère relaye timidement ces avertissements – mais globalement, personne ne bouge dans l’administration. Le système perdure jusqu’en 1982.

    Pour Ivon Jablonka, il faut aussi considérer l’assise politique de Michel Debré, qui parvient à prendre l’ascendant sur les préfets. L’Etat cautionne l’initiative du député puisque le ministère de la Santé installe en 1972 une antenne de surveillance en métropole « pour suivre les placements d’enfants ».

    Ne pas parler de « pupilles »

    Alors que les mentalités évoluent dans les années 80, la « chape de plomb » continue de peser sur les « enfants de la Creuse ». L’expression est utilisée par le sociologue Philippe Vitale, qui a coécrit un livre sur le sujet après une véritable enquête de terrain. Pour lui, il y avait un manque d’intérêt pour ce qui semblait être un détail de l’histoire de la colonisation :

    « 1 600 gamins dans l’histoire de la traite et de l’esclavagisme, c’est, pour certains, un micro-évènement. »

    D’ailleurs, selon lui, le déroulé historique précis reste encore méconnu des politiques et se traduit par un proposition de résolution bancale. Il n’apprécie pas que la députée ait repris le terme de « pupille », qui gomme les mensonges faits aux parents :

    « Tous n’étaient pas pupilles au départ. Il y avait trois types de cas :

    • les pupilles de l’Etat, qui ont fait l’objet d’un abandon expressément formulé (article 55 du code de la famille) ou d’une déclaration judiciaire d’abandon (article 50) ;
    • les mineurs en garde, qui ont fait l’objet d’une décision de justice qui confie la responsabilité des enfants à l’autorité administrative ;
    • les mineurs recueillis temporairement, les parents donnant provisoirement la garde à la Ddass.

    Ces trois catégories, à l’arrivée en métropole, ont toutes tendu vers une seule : les pupilles. Mais utiliser le terme ainsi dénote une ignorance de l’Histoire. »

    Jointe au téléphone, la députée reconnaît spontanément que le terme ne détaille pas la réalité des faits et souligne qu’il reprend la catégorisation faite à l’époque.

    Elle a d’ailleurs co-signée une lettre envoyée à François Hollande, dans laquelle elle décrit l’utilisation abusive du statut de « pupille de l’Etat » :

    « Certains de ces enfants répondaient de toute évidence à ce statut. Mais pour d’autres, on aurait assuré aux familles les plus démunies afin d’obtenir leur consentement qu’un projet permettrait à leurs enfants de bénéficier dune formation en France métropolitaine et de revenir qualifiés à La Réunion. »

    L’« euphémisme » de la résolution

    Avec elle, la députée Monique Orphée détaille les objectifs du texte examiné ce mardi :

    • que ce drame soit enfin reconnu, avec la mise en place par le ministre de l’Outre-mer du comité d’historiens en charge de faire toute la lumière sur cette histoire ;
    • que les parents, pour certains aujourd’hui disparus, soient rétablis dans leur dignité.

    De son côté, Ivan Jablonka s’étonne de « l’euphémisme » mis au centre du texte. Le troisième alinéa de la résolution considère que « l’Etat a manqué à sa responsabilité morale envers ces pupilles » :

    « Cela sous entend que l’Etat a mal surveillé ces enfants. Ce n’est pas du tout cela, c’est beaucoup plus grave. C’est l’Etat qui a présidé à cette migration. C’est l’Etat qui a baladé les enfants au nom de l’idéal républicai


    Tags Tags : , , , ,
  • Commentaires

    Aucun commentaire pour le moment

    Suivre le flux RSS des commentaires


    Ajouter un commentaire

    Nom / Pseudo :

    E-mail (facultatif) :

    Site Web (facultatif) :

    Commentaire :