• Anne-Lise STERN

      Disparition: Anne-Lise Stern (1921-2013): Psychanalyste de la poubelle des camps

    Jeudi 9 Mai 2013      Philippe Petit  (Marianne)
     

    La psychanalyste Anne-Lise Stern
    La psychanalyste Anne-Lise Stern
    « On attend de nous, on exige de nous de témoigner avant qu’il ne soit trop tard. Quel savoir est espéré là, quel aveu sur nos lits de mort, de quel secret de famille » se demandait la psychanalyste Anne-Lise Stern en 1996, l’auteure du Savoir-déporté (2004), un livre rendu possible grâce à la persévérance de Nadine Fresco et Martine Leibovici ?

    S’il y a bien quelqu’un qui se méfiait de l’obscénité, et craignait de s’appuyer sur une pédagogie de l’horreur susceptible de produire chez son interlocuteur un effet de jouissance : c’est elle. « Nous est en général insupportable ce qui s’élabore à partir de notre viande », disait-elle encore.

    Anne-Lise Stern savait pourtant parler comme nulle autre de la poubelle des camps.

    Elle est morte à Paris le 6 mai 2013, « date de l’anniversaire de la naissance de Freud », remarque l’historienne de la psychanalyse Elisabeth Roudinesco dans un article du Monde.fr paru le 7 mai.

    Ce matin, 8 mai 2013, par une curieuse coïncidence, le secrétaire de Jean Moulin, Daniel Cordier, déclarait sur France Culture à propos de son antisémitisme de jeunesse : « Je ne me le pardonnerai jamais. C’est la honte de ma vie ». Anne-Lise Stern a travaillé tout au long de sa vie sur cette honte et sur le silence qui a longtemps accompagné y compris parmi les psychanalystes : la mémoire des camps.

    « Peut-on être psychanalyste en ayant été déporté(e) à Auschwitz ? La réponse est non. Peut-on aujourd’hui être psychanalyste sans cela ? La réponse est encore non », affirmait-elle. Anne-Lise Stern a construit sa vie sur cette aporie.

    Une femme aux vies multiples.

    Anne-Lise Stern © Hannah Assouline
    Anne-Lise Stern © Hannah Assouline
    Elle était née à Berlin le 16 juillet 1921. Et a vécu plusieurs vies.

    Elle fut longtemps psychanalyste pour enfants et travailla en milieu hospitalier auprès de Jenny Aubry.

    Elle a fréquenté Françoise Dolto. Elle a appris à soulager les drogués au centre Marmotan du docteur Olievenstein. Elle fut analysée par Jacques Lacan.

    Dans la foulée des évènements de 1968, elle a participé au Laboratoire de psychanalyse à la Bastille à Paris – un lieu où s’expérimenta une nouvelle manière de soigner -, avec entre autres Renaude Gosset et Pierre Alien. Elle occupait une place singulière dans le milieu de la psychanalyse. Unique, même.

    Ces dernières années, elle relisait chez elle avant de rentrer à l’hôpital son livre de poésie allemande qu’elle avait gardé de son adolescence. Elle revenait à sa langue « maternelle », comme une enfant qui la découvre, et n’avait pas de mots assez sauvages, pour désigner celui qui l’avait massacrée : Hitler.

    Anne-Lise Stern retenait ses sanglots en lisant son recueil. En souvenir, peut-être, de Jacques Lacan qu’elle a connu en 1956 dont Elisabeth Roudinesco souligne avec justesse qu’il lui « avait redonné le goût de la langue allemande ».

    Et de son père qui était un psychiatre freudien et lecteur de Marx, qui s’était exilé en France en 1933, et s’est engagé dans la Résistance. Sa décision de devenir psychanalyste précède la catastrophe, et elle eut l’occasion de se lier d’amitié avec la petite fille de Freud – Eva – avant son arrestation et sa déportation le 16 avril 1944.

    Le lecteur qui fait la connaissance de cette grande dame peut se reporter au récit qu’elle a fait de ce voyage vers la mort dans Le savoir-déporté. Il est accompagné du récit du retour des camps, tout aussi bouleversant que le premier. Ils furent rédigés en juin 1945, dans le sud de la France. « Pendant que j’écrivais, ma mère avait pris un cahier, d’écolier, et page après page traduisait en allemand », précise-t-elle.

    A l’allée, le train s’arrête à Mannheim, où elle a vécu avec ses parents. Elle ne reconnaît pas la ville. Elle y retournera à la fin du siècle dernier reçue par de jeunes historiens qui ont tenté de faire revivre la vie de cette ville florissante – intellectuellement – avant la guerre. Le lendemain le train s’arrête en rase campagne.

    Anne-Lise écrit : « Une grasse prairie fleurie descendait vers un ruisseau où l’on pouvait se rincer bras et visage. Je me mis à plat ventre dans l’herbe, concentrant toute mon attention sur les petites fourmis qui cavalaient ». Un quart d’heure, où elle joue « à la vie libre ».

    Ce qui lui permit peut être après 1945 – de ne plus jouer – mais d’être libre, étonnamment libre, pour parler des déchets humains que nos sociétés continuent d’engendrer, pour parler de l’obscénité du sexe lorsqu’il se met en scène, voire pour évoquer la sexualité dans les camps ; libre, en tout cas après avoir recouvré sa langue, et la possibilité de s’exprimer sur son impossible témoignage, ce savoir breveté qu’elle détestait, et que le film Shoah, le film de Claude Lanzmann, lui a permis de dépasser : « car ce film, où on ne voit aucune horreur, aucun document d’archives, représente pourtant ce fond de tableau sur lequel toutes nos histoires individuelles, sont inscrites, ce là-bas que nous revoyons, ressentons quand nous parlons, un par un, une par une. »

    Anne-Lise Stern n’était pas un document vivant.

    Elle se méfiait des gardiens de la vérité. Ce qui la fit s’intéresser de très près au statut du plagiat dans la psychanalyse. Son article à ce sujet reste une mine. Mais ceci est une autre histoire, qui concerne le statut de la vérité dans nos temps troublés.

    Cette histoire a commencé après Auschwitz.

    Elle n’est pas terminée.

    Et elle nous fut transmise par Anne-Lise Stern qui avait l’œil pour repérer ceux qui « assument allègrement la jouissance qu’il y a à jaspiner autour d’Auschwitz ».

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