• En terre étrangère....(Hugues LAGRANGE )

     

    2013     21 €

     

    En dépit de la cécité républicaine à l’égard des réalités culturelles, la « diversité » est devenue un trait saillant du visage de la France. Faute de reconnaître ses expressions, on s’interdit de comprendre les difficultés que certaines populations rencontrent pour s’y faire une place. Poursuivant sa réflexion sur la dimension culturelle des rapports sociaux, Hugues Lagrange a recueilli des récits de vie d’immigrés venus pour la plupart de la vallée du fleuve Sénégal et qui, arrivés en France dans les années 1970 ou 1980, se sont installés dans le bassin aval de la Seine, à l’ouest de Paris. Les douleurs vécues de la transplantation dans une société d’accueil peu hospitalière transparaissent dans leurs témoignages. Les relations entre les femmes et les hommes et leurs liens avec l’éducation des enfants y occupent une place centrale : la séparation des sexes, la violence au sein des couples, les cassures générationnelles, l’éclatement des familles, l’isolement des femmes et le repli des hommes face à l’hostilité du monde environnant révèlent toute la brutalité de la confrontation des mœurs du Nord et du Sud. Bien que concernant des cas séparés, ces histoires forment par leurs similitudes la trame d’une expérience collective. Elles brossent un tableau de ces vies en terre étrangère que l’on tend à folkloriser sans regarder la pluralité des cultures comme un aspect structurant la société contemporaine
     
      Hugues Lagrange est sociologue (CNRS, Sciences Po). Il est notamment l’auteur du
      -Déni des cultures (Seuil, 2010), dont la publication a provoqué des débats très vifs.
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    Devenu sulfureux malgré lui avec la parution du "Déni des cultures" en 2010, Hugues Lagrange revient avec "En terre étrangère", recueil de témoignages d'immigrés originaires du Sahel.

    Il ne l'avait pas fait exprès. Et ne s'attendait pas à ça : «Quand le Déni des cultures est sorti, j'étais en Inde, à Calcutta, où je travaille sur le microcrédit chez les femmes. Je suis arrivé en pleine polémique, au moment du discours de Grenoble et des expulsions de Roms...»

    Pas vraiment l'air d'un incendiaire, ce Lagrange, plutôt du gars qui aurait fait exploser sa bombe par mégarde. Il a de faux airs de Bourvil, un physique de paysan normand et une poignée de main rugueuse, gros pull et chemise à carreaux. Les amis du comédien disaient de lui qu'il était doté d'une force peu commune, que ne laissait pas transparaître son allure bonhomme et maladroite. Un leurre efficace.

    Dans son bureau de Sciences-Po, rue de l'Université, alors que la nuit est tombée et qu'il neige à gros flocons, notre sociologue a l'air bien embêté. Toute cette affaire l'a fait simultanément sortir de l'ombre de la recherche universitaire et placé sous le feu croisé d'une bonne partie de ses pairs et de la presse de gauche, tandis que la droite s'émerveillait qu'un sociologue, espèce forcément «progressiste», ose enfin «briser les tabous du politiquement correct».

    Bien embêté, peut-être, mais en utilisant des statistiques ethniques et en mettant en avant le facteur culturel pour expliquer un certain nombre de difficultés dans les «quartiers difficiles», Hugues Lagrange ne pouvait pas ignorer qu'il manipulait de la nitroglycérine en période de crispations communautaires et politiques.

    Son nouveau livre, En terre étrangère, est une compilation de témoignages d'hommes et de femmes originaires de la vallée du fleuve Sénégal, arrivés en France dans les années 70 et 80, et installés en banlieue ouest de Paris. Ils racontent les difficultés professionnelles, la solitude, l'incompréhension et le repli sur soi, la nostalgie pour certains, ce que Lagrange appelle une «mimésis déçue» de la part d'hommes qui voulaient s'intégrer et se sont sentis rejetés et méprisés, le désir de rester pour d'autres.

    Un ouvrage littéraire et sensible, plein d'empathie et d'une vraie implication : «C'est le complément du Déni des cultures. Très souvent, lorsqu'il y avait un débat, on me reprochait d'avoir fait des statistiques, on me demandait où étaient les témoignages. Ils sont là.»

    De cette période agitée, il ne garde pas un très bon souvenir. Pris dans une agitation médiatico-politique dont il n'avait pas imaginé l'ampleur, essayant de se sortir de l'embuscade tendue par les tenants de l'«identité» ravis d'enrôler malgré lui un intellectuel qui pourrait servir de caution à la désignation d'un «autre» coupable de tous les maux, il souffre sur les plateaux, brandissant pour sa défense son identité «de gauche» et sa proximité avec les Verts.

    Alors, erreur de manipulation médiatique ou acte prémédité ? Au départ, le Déni des cultures était une enquête quantitative portant sur 4 400 élèves de 11 à 17 ans, commandée par l'Etablissement public d'aménagement du Mantois-Seine aval (Epamsa) qui opère dans la communauté d'agglomération autour de Mantes-la-Jolie. Elle portait sur le décrochage scolaire et social, en même temps qu'une autre, menée à la demande de l'Education nationale, consacrée à l'absentéisme. Le sociologue a également travaillé sur un quartier du XVIIIe arrondissement de Paris, et sur la petite ville de Saint-Herblain, en banlieue nantaise.

    Tous les élèves qui se sont trouvés en sixième en 2000, dans huit villes différentes, ont été interviewés : «C'est ma manière de procéder, ce que j'appelle une monographie statistique. L'Insee travaille sur de grands échantillons, moi, à mon petit niveau, je prends un territoire donné et je fais du 100 %. L'idée, c'est de ne pas briser les liens entre les gens : la vie sociale est faite de ces liens. De cette manière, je vois que ce que me dit "Georges" renvoie à ce que dit "Mohammed", et je perçois les interinfluences, qui sont capitales pour la compréhension. C'est ce que fait Facebook, d'une certaine manière, de façon déterritorialisée, alors que les grands échantillons statistiques et probabilistes créent un individualisme un peu artificiel. Mais dans les quartiers pauvres des banlieues de nos villes on ne fonctionne pas de manière individualiste. Tout est corrélé.»

    Le poids des coutumes

    Manifestation de sans papiers, Paris - YAGHOBZADEH RAFAEL/SIPA
    Manifestation de sans papiers, Paris - YAGHOBZADEH RAFAEL/SIPA
    En comparant les taux de décrochage et d'absentéisme quatre ans plus tard, en 2004, avec les listes des tribunaux, il constate qu'une part importante d'«incivilités» et d'«inconduites répétées» sont commises par des jeunes originaires du Sahel (Sénégal, Mali, Mauritanie, Sud algérien, Niger). Ce constat va amener Lagrange à s'interroger sur les liens entre facteurs culturels et délinquance, et à expliquer en partie l'une par les autres.

    Pour lui, le poids des coutumes, de la religion, les structures familiales ont une influence sur le comportement et le développement des enfants : il évoque la taille des fratries («avec une moyenne de sept enfants»), la polygamie, le décalage d'âge entre des hommes venus travailler en métropole avant d'être rejoints par leur épouse, souvent plus jeune, les nombreuses familles monoparentales, la faible emprise des femmes sur leurs enfants, l'autoritarisme des hommes, une moindre pratique du français, le passage brusque d'un environnement rural, avec ses coutumes, à la ville...

    Autant de facteurs qui entraveraient selon lui l'intégration : difficultés de concentration, faible image de l'autorité, perméabilité accrue au phénomène des bandes. Des caractéristiques qui seraient du reste moins marquées dans les familles d'origine subsahariennes et maghrébines, arrivées depuis plus longtemps, et où la taille des fratries serait moindre.

    C'est autour de cette série d'interprétations que vont se cristalliser les débats. En France, il est en effet interdit de faire des statistiques ethniques, mais, surtout, ses conclusions vont à l'encontre de la grande majorité des travaux sur la banlieue, qui expliquent son délitement par des facteurs sociaux (chômage, discrimination à l'embauche, éloignement des centres urbains).

    Certes, Lagrange ne les nie pas, et prend bien soin de préciser que ce ne sont pas les traditions en elles-mêmes qui posent problème, mais au contraire leur absence de prise en compte par le pays d'accueil. Il n'en reste pas moins que, pour beaucoup, son point de vue fait courir le risque de désigner les immigrés d'origine sahélienne impossibles à intégrer.

    Au premier rang de ses détracteurs, le sociologue Laurent Mucchielli, rédacteur en chef du site Délinquance, justice et autres questions de société. «En ciblant des ethnies et des pratiquants - les Sahéliens et les musulmans -, on les réduit à une définition, on trouve ce qu'on cherche, alors que tous ont des personnalités multiples, des vies plus riches. C'est très réducteur».

    Au CNRS, où Lagrange officie, et à l'Ecole des hautes études en sciences sociales, l'hostilité est majoritaire. Pour le sociologue Eric Fassin, spécialiste des questions raciales et membre du collectif Cette France-là, «invoquer la culture, c'est bien chercher les causes des problèmes sociaux, dont la délinquance est le symptôme, non pas du côté de la politique de l'Etat, ni du racisme ordinaire, mais dans l'origine même de ces populations. Ainsi, le problème, ce ne serait pas tant "nous" qu'"eux".»

    Une conclusion dont se défend Lagrange : «On ne mesure jamais assez le fait que l'immigration, c'est le déplacement de populations qui ont leurs traditions et leur culture, dans un autre système culturel. Le problème vient aussi de la manière dont nous les avons reçus.»

    Il n'empêche, pour Eric Fassin, il s'agit bien d'«une réhabilitation du culturalisme». Le culturalisme, rejeté par les sciences sociales françaises de longue date, contrairement aux pays anglo-saxons, est un courant qui met en évidence l'influence prépondérante des habitudes culturelles sur la personnalité des individus.

    C'est justement là que le bât blesse, ou que le torchon brûle, comme on voudra : Lagrange se place dans une logique résolument culturaliste. «Notre universalisme et les Lumières ont certes joué un rôle émancipateur. Mais cela ne correspond pas à la réalité. Il y a un moment, si l'on refuse de voir cette réalité des différences culturelles, où l'on confond le pays réel et le pays tel qu'on voudrait qu'il soit.»

    Et, s'il se refuse à parler d'ethnies lorsqu'il parle de l'histoire de l'Afrique, Lagrange cite toutefois les travaux de Bernard Lugan, historien proche de l'extrême droite, rédacteur en chef de l'Afrique réelle, qui enseigna durant de nombreuses années à l'université Lyon-III.

    Pour Lugan, les ethnies préexistaient au colonialisme, elles sont l'élément essentiel de compréhension du continent africain. Une théorie que réfute totalement Jean-Loup Amselle, anthropologue et directeur d'études à l'Ehess, auteur de l'Ethniticisation de la France (Lignes) : «J'ai passé de nombreuses années sur le terrain au Mali, avec les Peuls, les Bambaras, les Malinkés, et nous avons démontré qu'en réalité les ethnies telles qu'elles existent sont des créations coloniales. On a fabriqué des catégories intangibles alors que tout était auparavant beaucoup plus labile et fluide. En assignant aux personnes une culture définie, on présume de l'identité que les gens se choisissent. On les enferme dans des cases, et on leur enlève toute possibilité de choix.»

    Pour Amselle, les communautés se créent en situation migratoire. «Quand il est au Mali, un Soninké ne s'envisage pas comme membre d'une ethnie. Malheureusement, ce que je constate, c'est que la France est un pays officiellement républicain, mais que le multiculturalisme y est rampant. Il s'est d'autant mieux installé avec la nouvelle grille référentielle d'un think tank comme Terra Nova, qui a substitué le sociétal au social. Cette manière de penser est hélas celle de la gauche au pouvoir aujourd'hui. Ce qu'écrit Lagrange plaît parce que cela fournit une clé facile...»

    Fassin enfonce le clou : «Pourquoi tant d'enthousiasme pour un essai touffu, bardé de graphiques et de tableaux, qui articule de manière complexe développements théoriques et enquêtes empiriques ? C'est que l'auteur importe dans le champ scientifique la question politique du lien entre immigration et délinquance. Il apporte ainsi, avec l'autorité de la science, une contribution au débat du moment : c'est la caution du nouveau sens commun.»

    Cette opposition entre empirisme et science amuse beaucoup Christophe Guilluy, géographe et auteur de Fractures françaises (François Bourin éd.), qui fut lui aussi soupçonné de s'aventurer sur des terrains idéologiquement mouvants : «C'est un débat byzantin : la sociologie n'est pas une science dure, contrairement à l'idée qu'on veut en donner à l'Ehess, c'est une science molle. La réalité, c'est qu'on est sur de l'humain. Moi aussi, j'ai beaucoup été attaqué sur ma méthodologie, mon travail est empirique, ce n'est pas celui d'un intellectuel. Ma conception de la recherche, c'est qu'il faut être froid par rapport au réel, donc on ramène des choses qui ne font pas forcément plaisir. Et, quand on travaille sur ces questions des quartiers, on arrive forcément au facteur culturel et identitaire.»

    Lui considère que cette querelle est injuste : «Lagrange est un des seuls à aller sur le terrain. Ceux qui le critiquent sont les gardiens du temple et n'y mettent jamais les pieds. Occulter cette réalité est absurde. Ou alors on devient militant, c'est de l'idéologie et ça ne devrait pas interférer dans le débat.» Et de conclure : «J'ai entendu dire les pires choses sur lui, qu'il était fasciste, raciste, il suscitait une véritable rage. C'est un milieu très violent, je ne pense pas qu'il s'attendait à ça.»

    Islam identitaire

    Une nouvelle polémique viendra peut-être de l'étude sur l'islam que prépare Lagrange pour le printemps à Sciences-Po. Pour le coup, un travail purement statistique. Il y constate que l'islamisme radical s'installe chez des jeunes d'origine sahélienne, dont l'héritage est pourtant le soufisme. Cette fois, la raison en est sociale, due à un sentiment d'échec et de relégation.

    Quant à la pratique grandissante d'un islam plus modéré chez des jeunes de 18-35 ans, bien intégrés, dans une société par ailleurs fortement sécularisée, elle est pour lui un phénomène identitaire : «C'est aussi la preuve qu'il s'installe un véritable islam de France. Avec des positions certes très conservatrices, comme dans les deux autres grands monothéismes. Ils étaient par exemple dans les cortèges d'opposants au "mariage pour tous". Ceci dit, ça prouve bien qu'ils ne sont pas hors de la société.»

    Dans quelques mois, Hugues Lagrange repartira sans doute en Inde, pour de nouveaux travaux, toujours sur «l'autonomie des femmes» : «J'ai passé huit ans sur cette étude en banlieue. Il y a des amitiés qui se sont créées et dénouées, des gens à qui je me suis attaché et qui ont disparu. Il est certain que je suis arrivé à un tournant de ma vie.»

     Commentaire publié par Marianne

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