• Penser autrement, c'est urgent!

     Une nouvelle génération de penseurs innovants redessine un monde commun et égalitaire.

     Si les idées formaient un paysage, il évoquerait un terrain vague, presque trop vaste pour s'y retrouver totalement, et où surgiraient pourtant quelques pics au sommet desquels notre vision du monde pourrait s'éclaircir. Ce paysage se ferait l'écho du tumulte et de l'inquiétude qui traversent les sociétés.

    Le spectre des anciens.

    "Penser autrement les systèmes de pensée qui contraignent notre vision du monde" : l'héritage de Michel Foucault, dont on publia le premier cours inédit au Collège de France (Leçon sur la volonté de savoir), infuse plus que jamais dans l'esprit du temps, comme le soulignèrent ses nombreux héritiers (Bert, Artières, Eribon...). Avec Pierre Bourdieu, disparu il y a bientôt dix ans, mais aussi avec Jacques Derrida et Claude Lévi-Strauss, dont on découvrit de beaux textes inédits sur le Japon, Foucault irradie le monde de la pensée, surtout lorsque la domination et l'émancipation en sont les objets.

    Dans un essai nerveux, Logique de la création, le jeune sociologue Geoffroy de Lagasnerie regrette l'âge d'or de la pensée des années 60-70 où s'inventèrent et circulèrent des théories en rupture avec l'ordre universitaire et disciplinaire. Mais il faut prendre acte d'un regain actuel de la pensée critique. Le livre collectif Penser à gauche - Figures de la pensée critique aujourd'hui, en dessine les contours multiples et féconds.

    Le bien commun, une nouvelle utopie.

    Par-delà les horizons dispersés de cette gauche critique, se profile une obsession : le souci du bien commun. Confrontés aux périls du monde, la majorité des penseurs réenvisagent la question du lien social. Contre la cupidité et l'effacement des protections collectives, beaucoup tentent de"libérer pleinement la puissance du commun" (Toni Negri). De la morale au droit, de l'écologie à la convivialité, surgit une "cosmopolitique" qui vise à recomposer un monde partagé. Sous des airs utopiques, cette voie dessine un horizon réaliste puisqu'elle est "notre seule chance de survie" (Mireille Delmas-Marty). Les "sentiers de l'utopie", empruntés dans leur livre par Isabelle Fremeaux et John Jordan, forment le chemin des penseurs d'aujourd'hui.

    L'égalité.

    Au coeur de cette utopie, l'égalité s'impose comme l'urgence absolue. De Pierre Rosanvallon (La Société des égaux) à Thierry Pech (Le Temps des riches), une "façon de faire société" devient la préoccupation majeure. Recréer une société de semblables, mettre fin à la sécession des riches et au séparatisme social en défendant l'égalité de position, l'égalité d'interaction et l'égalité de participation : ce chantier transforme une perplexité diffuse en un questionnement organisé, politiquement décisif.

    Les progrès de l'histoire postcoloniale.

    De La France noire, retraçant trois siècles d'histoire des Noirs en France, à Zoos humains et exhibitions coloniales, 150 ans d'inventions de l'Autre, les travaux pilotés par Pascal Blanchard mettent l'histoire postcoloniale, longtemps minorée, au coeur de la recherche française. En déconstruisant nos stéréotypes culturels et en "décolonisant nos imaginaires", ce nouveau courant déploie enfin les fondements de la critique postcoloniale théorisée par Edward Saïd. Une nouvelle génération d'historiens français se situe aussi dans l'héritage de l'anthropologue Jack Goody pour, comme s'y essaie Romain Bertrand dans L'Histoire à parts égales, "rendre l'histoire" au reste du monde et refonder une "histoire symétrique" entre l'Orient et l'Occident. Une nouvelle histoire, transnationale, globale et "connectée" se construit ici.

    L'animalité obsédante.

    Penser philosophiquement l'animalité : ce fut aussi une obsession largement partagée dans le champ de la pensée. D'Elisabeth de Fontenay à Tristan Garcia, des auteurs notent que tout a changé dans la sensibilité des humains face aux animaux. Ce que nous ne supportons plus de leur faire subir n'est que "le reflet inversé de ce que nous ne souffrons plus de nous être infligé".Le savoir, déployé sous des formes multiples, nous renvoie à notre condition humaine fébrile : la figure réinvestie de l'animal est aussi une réaction à une crise du "nous" humain.

    Jean-Marie Durand (Les InRocks )


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