• Réflexions sur l'esclavage

      Quand les chaines mémorielles entravent la lutte contre l’esclavage

    Vendredi 10 Mai 2013   Eric Conan - Marianne


    Le 10 mai est, depuis 2001, « Journée des mémoires de la traite négrière, de l'esclavage et de leurs abolitions ». L'occasion de s'interroger sur un passé pas si simple et un présent qui n'est pas qu'indicatif.


    L'esclavage, croquis présenté au Musée d'Histoire de Nantes - SALOM-GOMIS SEBASTIEN/SIPA
    L'esclavage, croquis présenté au Musée d'Histoire de Nantes - SALOM-GOMIS SEBASTIEN/SIPA
    Question communication, il faut reconnaître à Louis-Georges Tin un peu plus d’efficacité que les organisateurs de la commémoration du 8 mai (fin de la Seconde guerre mondiale) et du 9 mai (« Journée de l’Europe », si, si..). Pour le 10 mai (« Journée des mémoires de la traite négrière, de l'esclavage et de leurs abolitions »), le président du CRAN (Conseil représentatif des associations noires, qui déclare 1500 adhérents) a su occuper l’espace médiatique :

    Interview dans le Parisien - « Il faut dédommager les descendants d’esclaves »
    - publication d’Esclavage et réparations, comment faire face aux crimes de l’histoire (éd. Stock) - et dépôt d’une plainte contre la Caisse des dépôts et consignations pour exiger « réparations financières » de cette vieille banque publique française qu’il accuse d’avoir « profité de l’esclavage » en ayant extorqué des fonds au nouvel Etat haïtien en 1825. Il a ainsi presque réussi à éclipser le discours de François Hollande au Sénat sur l’esclavage, « outrage fait par la France à la France », dont le président a estimé la réparation « impossible ».


    Cette « revendication mémorielle » du CRAN traduit une fois de plus la complexité de l’irruption du passé dans le présent, à moins qu’il ne s’agisse plutôt de l’intrusion du présent dans le passé. La date elle même dit tout de ce « présentisme » envahissant, selon l’expression de l’historien François Hartog : le 10 mai n’est pas une date du passé choisie pour commémorer un événement du passé, comme cela se faisait jusqu’alors, c’est au contraire le présent qui commémore son propre regard sur le passé, puisque cette date renvoie au 10 mai 2001, jour du vote de la loi Taubira, qualifiant la traite négrière transatlantique et l'esclavage de « crime contre l'humanité ».

    Le 10 mai 2001 fut donc préféré au 27 avril 1848, abolition définitive de l'esclavage en France et le nom de Christiane Taubira est aujourd’hui plus lié à la mémoire de l’esclavage que celui de l’auteur principal de son abolition, Victor Schoelcher.

    Ces distorsions du « présentisme » ont pour principal inconvénient de simplifier parfois jusqu’au mensonge historique (par omission) des slogans militants qui réduisent la profondeur tant du passé que du présent. Ainsi des notions de « descendants d’esclave » et de « réparations » d’un « crime contre l’humanité », beaucoup moins évidentes que ne le laisse entendre Georges-Louis Tin.

    Ce terme de « descendants d’esclaves » a d’abord été utilisé en France par l’humoriste militant Dieudonné et Les Indigènes de la République. Empruntée à certains mouvements noirs américains - chez qui elle correspond à une réalité historique - cette notion reprise aujourd’hui par le président du CRAN est d’un usage plus problématique en France où elle ne peut s’appliquer qu'aux populations originaires des départements d'outre-mer, mais pas à celles de l'immigration africaine, n'ayant aucun rapport généalogique avec l'esclavage, sinon une filiation avec des marchands d'esclaves !

    Et quand la généalogie est établie, comme pour les Français des Antilles, que signifie revendiquer une identité victimaire après cinq ou six générations de décalage ? Est-ce assimilable aux souffrances et traumatismes transmis ou vécus directement, d'une génération à l'autre ou entre contemporains, qu'ont connus juifs, Arméniens, Bosniaques, Rwandais ou victimes du communisme ? Il n'y a pas de transmission héréditaire du statut de victime et de bourreau, sauf à renouer avec l'essentialisme dont Charles Maurras fut le dernier représentant en France.


    Manifestations pour commémorer le dixième anniversaire de la loi Taubira qui a reconnu l'esclavage comme crime contre l'humanité, mai 2011 - SALOM-GOMIS SEBASTIEN/SIPA
    Manifestations pour commémorer le dixième anniversaire de la loi Taubira qui a reconnu l'esclavage comme crime contre l'humanité, mai 2011 - SALOM-GOMIS SEBASTIEN/SIPA
    Discutable, ce raisonnement par l’hérédité lointaine l’est d’autant plus que cette notion de « descendance », retenue largement du côté des victimes, ne l’est que de manière sélective du côté des bourreaux.

    A l’époque, les historiens avaient ainsi critiqué le choix de la loi Taubira de ne qualifier de « crime contre l'humanité » que « la traite négrière transatlantique ainsi que la traite dans l'océan Indien, d'une part, et l'esclavage, d'autre part, perpétrés à partir du XVe siècle, aux Amériques et aux Caraïbes, dans l'océan Indien et en Europe ».

    D'une tragédie universelle - l'esclavage et son commerce - qui appartient à la longue histoire commune de l'humanité, la loi Taubira ne sélectionnait, ne découpait, sur une séquence courte, que les faits imputables aux seuls Européens, laissant de côté la grosse majorité des victimes. Car la terrible traite transatlantique, du XVe au XIXe siècle, ne constitue malheureusement qu'une partie de l'histoire de l'esclavage, qui comprend la traite arabo-musulmane, laquelle a duré du VIIe au XXe siècle, et la traite intra-africaine, toutes deux plus meurtrières.

    Derrière Pierre Nora, nombre d’historiens dénoncèrent alors une relecture du passé en fonction des enjeux du présent, ce que Christiane Taubira assuma d’ailleurs franchement en précisant que sa loi n'évoquait pas la traite négrière arabo-musulmane pour que les « jeunes Arabes ne portent pas sur leur dos tout le poids de l'héritage des méfaits des Arabes ».

    Pierre Nora discutait aussi le paradoxe de l'utilisation du concept de « crime contre l'humanité » - catégorie pénale dont l'objet est la poursuite de criminels - dans une loi traitant de faits limités à l'Europe et remontant à plusieurs siècles, alors qu'elle exclut soigneusement d'autres parties du monde où l'esclavage existe encore (Soudan, Niger, Mauritanie) et où ses responsables, qui sévissent en toute impunité, pourraient faire l’objet de poursuites.

    C’est à ce propos que le CRAN manque d’imagination, pour ne pas dire de compassion : si le devoir de mémoire entend éviter que le pire ne se reproduise (le fameux « plus jamais ça ! »), sa priorité devrait être de se mobiliser contre ce pire là où il n’a pas cessé !

    Si l'histoire des traites européennes, qui se caractérise par sa relative brièveté et par leur abolition, est terminée depuis plus d'un siècle et demi, l'esclavage s'est prolongé jusqu'au milieu du XXe siècle (c'est pour le dénoncer qu’Hergé a publié Coke en stock en 1958) et il persiste de nos jours dans certains pays, notamment le Soudan, le Niger et la Mauritanie (malgré son abolition officielle en 1960, et de nouveau en 1980).

    Selon le Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l'homme, il y aurait aujourd’hui dans le monde encore plusieurs millions d'adultes en esclavage véritable (à distinguer du nouvel esclavage que constituent diverses formes de surexploitation). Bien que plusieurs plusieurs associations humanitaires aient aujourd'hui pour principale activité le « rachat d'esclaves », on n’en parle guère et les militants africains anti-esclavage se sentent un peu seuls, tels Moustapha Kadi Oumani, qui soulignait les contradictions de cette repentance à deux vitesses en conclusion de son livre Un tabou brisé. L'esclavage en Afrique (éd. L'Harmattan) :

    « Il apparaît bien paradoxal, au moment où l'Afrique attend des excuses pour les effets dévastateurs qui ont laminé son potentiel économique, déformé les systèmes politiques, sapé les pratiques morales et civiques, qu'elle continue à pratiquer elle-même l'esclavage ».

    Les criminels esclavagistes n'appartiennent malheureusement pas tous au passé lointain. Il n’y a pas qu’à Paris que Louis-Georges Tin peut déposer des plaintes.

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