• Réquiem pour l'Europe

      Ce que j'ai vu pendant la guerre en ex-Yougoslavie

    Lundi 21 Mai 2012
    Daniel Salvatore Schiffer - Tribune sur Marianne2

    Le procès de Ratko Mladic était très attendu. Il s'est ouvert mercredi, avant d'être reporté par le Tribunal pénal international pour l'ex-Yougoslavie (TPIY). Arrêté le 26 mai 2011, l'ancien chef militaire des Serbes de Bosnie doit répondre de onze chefs d'accusation. Parmi eux, un génocide dont Daniel Salvatore Schiffer a été témoin en 1993. Il raconte l'incendie d'un village tout entier.

     

    (Ratko Mladic, lors de son procès mercredi - ICTY TV/SIPA)
    (Ratko Mladic, lors de son procès mercredi - ICTY TV/SIPA)
    C’était le 21 mai 1993, il y a dix-neuf ans presque jour pour jour, en pleine guerre de l’ex-Yougoslavie (200 000 morts). Ce jour-là, je revenais en voiture de Sarajevo pour, sillonnant les routes du sud-est de la Bosnie, non loin de Srebrenica, rejoindre la Serbie, située de l’autre côté de la Drina – ce fleuve, magnifique mais sauvage, qui a toujours servi de frontière naturelle entre ces deux républiques.

    Je me rappelle encore le nom de ces villages que je traversai alors, avant d’atteindre les petites villes bosniaques de Bratunac puis de Zvornik : Tekija, Milici, Staklar, Kravica, Nova Kasaba, Konjevic Polje, Kajici, Ranca, Repovac.

    Mais ce dont je me souviens surtout, avec le plus de netteté et de douleur à la fois, c’est de l’effroyable état de destruction, mêlé à l’âcre et nauséabonde odeur de la mort, dans lequel se trouvaient ces hameaux apparemment dépeuplés. Car j’y découvris, au fil de ces kilomètres où s’alternaient villages orthodoxes (serbes) et musulmans (bosniaques), ce qu’il ne m’avait jamais encore été permis de voir en mon existence : un immense espace vide où la vie, mise à part l’imperceptible frémissement de la nature, n’existait plus, pulvérisée, anéantie. Des villages rasés au sol et dont il ne restait littéralement plus rien, sinon des carcasses de maisons éventrées, criblées de balles, pillées, incendiées, carbonisées. Et, tout autour de cette muette mais sinistre atmosphère de crime, dans le crépuscule du soir qui s’avançait lentement, sous le ciel encore balayé d’une lumière violacée et parmi le parfum envoûtant des acacias, un silence absolu, inhabituel, terrifiant, irréel et inhumain.

    Et pour cause : la purification ethnique y avait été pratiquée de la manière la plus féroce qui fût, sans que rien, pas même un chat, n’y survécût ! Les clochers des églises, comme les minarets des mosquées, tous dynamités, n’étaient plus qu’un tas de débris jonchant le sol et, de temps à autre, sur la ferraille de quelque autocar écrasé sous un pilier de béton déraciné, pouvait-on apercevoir, écrite en lettres rouges sang, la signature d’Arkan, ce tristement célèbre chef des paramilitaires serbes qui fut assassiné quelques années après, en janvier 2000, dans le hall d’un luxueux hôtel de Belgrade, par un de ces gangs mafieux qui sévissaient alors impunément, du temps de Milosevic, dans la capitale serbe.

    Certes n’était-ce pas la première fois que je sillonnais ces paysages de guerre. J’avais déjà parcouru, quelques mois auparavant, les terres saccagées de la Slavonie, du côté de Bjelovar et de Vitrovica, comme celle de la Bosnie du Nord, aux environs de Brcko et de Derventa, encore plus ravagées. Je m’étais même déjà aventuré, plus consterné encore devant tant d’inconcevables atrocités, dans les ruines de Vukovar, que ces mêmes milices d’Arkan reprirent, après une bataille acharnée, aux forces croates. Mais jamais encore je n’avais vu, comme ici en Bosnie Orientale, semblable carnage, pareille désolation. Dans cette région désormais vidée de toute population, l’on ne combattait même plus, faute d’habitants : ce n’était plus qu’un vaste cimetière dans lequel l’on s’avançait comme en un cauchemar, parmi une multitude de fantômes et, probablement, des charniers à venir.

    « Le sol, bouillant, n’était plus qu’un champ de braise »

    Bratunac n’était plus loin. Ma voiture continuait à glisser, sans faire de bruit, sur la route vide, sinueuse au milieu de la plaine qui commençait à s’assombrir, tandis que, par la fenêtre, je regardais défiler devant moi ces centaines de ruines comme autant de cadavres s’égrenant dans la pénombre. Un malaise diffus s’empara de moi. L’angoisse m’étreignit.

    Soudain, par-delà l’épaisseur du feuillage en bordure de route, je vis des flammes s’élever vers le ciel. Je m’en approchai prudemment. C’était une maison isolée qui brûlait encore, craquant, tel un bûcher dévoré par le feu, avec le bois incandescent et les brindilles disséminées tout autour d’elle. Puis, quelques centaines de mètres plus loin, au détour d’un chemin de traverse, d’autres flammes apparurent encore, beaucoup plus hautes, beaucoup plus intenses. Un brasier ! La fumée y était noire et épaisse. Des cendres voltigeaient dans l’air vicié. Le sol, bouillant, n’était plus qu’un champ de braise.

    L’horreur : c’était un village entier – Konjevic Polje, zone autrefois musulmane – que les soldats d’Arkan, comme drogués par les décharges de leur adrénaline, étaient en train d’incendier, ingurgitant des rasades de Sljivovica (l’alcool de prune), au son de chants populaires serbes qu’ils écoutaient à plein volume, les bras levés au ciel en signe de victoire, sur un vieil enregistreur trônant, flanqué d’un bazooka, sur un char d’assaut que leur avait octroyé, en provenance de l’une de ses casernes militaires, le général Mladic en personne, aux ordres duquel ces saoulards en treillis étaient par ailleurs tenus d’obéir, hiérarchiquement, tout d’abord !

    Révolté plus encore qu’épouvanté, je demandai alors à mon chauffeur de s’arrêter immédiatement. Impossible, cependant ! Je fus aussitôt chassé, comme si j’avais été le témoin encombrant d’un inavouable crime, du lieu. Ce lieu maudit où, parmi la turbulence des parfums, cette omniprésente odeur de mort se mêlait encore, douceâtre et écœurante, à celle du printemps, fraîche et légère, embaumant toute cette région comme une chambre mortuaire à ciel ouvert.

    Lorsque je demandai à mon chauffeur le motif de pareil déchaînement de haine, il me répondit que c’était là le genre de représailles que ces extrémistes serbes avaient décidé de réserver à leurs ennemis. Car, insista-t-il, c’était les forces musulmanes, aidées en cela par les fascistes croates, qui avaient commis, à ses dires, les premiers massacres en cette région, dont celui de Bratunac. Il m’emmena alors visiter, en guise d’irréfutable preuve matérielle, le cimetière de cette municipalité, où gisaient, effectivement, plusieurs centaines de tombes serbes : de jeunes militaires, pour la plupart, sauvagement abattus, trucidés eux aussi par les tortionnaires du camp adverse.

    Oui : l’apocalypse, en ces jours de malheur, était passée par ici ! J’en eus le vertige.

    Indifférence générale

    Ces terribles méfaits, je ne tardai pas, bouleversé par leur indicible horreur, à les dénoncer publiquement dès juin 1993, un mois après donc, dans un récit, sous forme de journal de guerre, intitulé Requiem pour l’Europe, que publièrent sans la moindre censure les éditions de L’Âge d’homme. Mais bizarrement, ce témoignage vécu, à mes risques et périls, par où je tentais d’alerter l’opinion publique sur l’un des épisodes les plus affreux de la guerre en ex-Yougoslavie, resta alors incompréhensiblement lettre morte. Personne, au sein des chancelleries occidentales ou de la diplomatie internationale, ne s’en inquiéta véritablement à l’époque : une indifférence crasse, aussi lâche que scandaleuse et, comme telle, complice, indirectement, de ce génocide qui allait se perpétrer en toute impunité, deux ans après seulement, à Srebrenica, enclave musulmane se situant à quelques kilomètres à peine de ce pan d’enfer sur terre dans lequel je m’étais, bien malgré moi et quasi par hasard, retrouvé un jour !

    Ainsi ne fus-je malheureusement guère étonné, bien que j’en eus certes le cœur serré et la gorge nouée, lorsque j’appris, en juillet 1995, que cette ville martyre de Srebrenica fut effectivement – sans même que les fameux «casques bleus» de l’ONU ne prirent la peine d’intervenir afin de protéger les populations civiles – le sanglant et violent théâtre (mais en pire encore, si cela est possible) de ce même genre de barbarie, impensable, voire même tout simplement inimaginable en sa monstruosité, pour un être-humain normalement constitué.

    Si bien que ce n’est aujourd’hui que justice, en vérité, que ce «bourreau des Balkans» que fut Ratko Mladic, lequel, en tant que chef militaire suprême des Serbes de Bosnie, planifia en effet le massacre de Srebrenica (8000 morts), comme il commanda tout aussi honteusement le siège de Sarajevo (10 000 morts), rende enfin des comptes, avec son procès qui devait s'ouvrir mercredi, devant le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie, pour ces innommables crimes, qu’ils fussent de guerre, contre l’humanité ou assimilés à des génocides, dont ses impitoyables soldats se rendirent là, indéniablement, coupables.

    Une ombre gigantesque demeure toutefois au tableau de La Haye : le fait que tant les présidents croate, Franjo Tudjman (révisionniste historique et antisémite notoire), que bosniaque, Alija Izetbegovic (fondamentaliste islamiste et farouche nationaliste), qui se rendirent pourtant responsables eux aussi, quoiqu'en de moindres proportions, des pires exactions (en Krajina notamment, d’où des milliers de Serbes furent expulsés manu militari et contraints à l’exil) à l’encontre des populations civiles serbes, restèrent impunis et moururent ainsi, quant à eux, de leur belle mort, enterrés auprès des grands hommes de leur pays et même encensés, non seulement par leur peuple respectif, mais par certains de nos intellectuels les plus médiatisés, dont Alain Finkielkraut, ardent défenseur du premier, et Bernard-Henri Lévy, fanatique apologiste du second.

    Car, c’est un truisme de le dire, il ne peut y avoir de véritable justice, rigoureuse et impartiale ainsi qu’elle est à espérer au regard de ces tragiques faits de notre histoire contemporaine, là où il n’existe pas de réelle équité : le contraire, si d’aventure cela s’avérait le regrettable cas, serait verser en une justice essentiellement politique, voire partisane, et, comme telle, indigne de son objectif premier comme de son sens ultime !

     

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