• Sous-développement à Haïti

    Les ONG maintiennent Haïti dans le sous-développement"

     
    Echanges sans tabous avec de jeunes Haïtiens autour de la reconstruction, près de deux ans après le séisme.

    Comment les Haïtiens vivent-ils la présence massive des ONG dans leur pays? Si la question n’est que rarement posée en ces termes, elle est pourtant présente dans tous les esprits.

    Nous avons eu l’occasion d’en discuter lors d’une "Causerie" (discussion organisée) avec des membres du Groupe haïtien pour l’innovation et le développement (GHID), à savoir des étudiants et des jeunes actifs qui, face à la crise dans laquelle est plongé le pays, ont décidé de mettre en place un cercle de réflexion regroupant des jeunes de différentes universités et disciplines.

    Rendez-vous est pris à Delmas 65, au sud-est de Port-au-Prince, dans la maison de l’un d’eux, fin décembre. Etudiants, journalistes, comptable, médecin… Une dizaine de jeunes sont présents, pour la plupart diplômés. Eux ne vivent pas dans les bidonvilles: ils représentent l’avenir du pays, l’élite intellectuelle, mais ne font pas vraiment tout à fait partie de l’élite économique du pays, majoritairement mulâtre.

    En effet, à Haïti, classe sociale et couleur de la peau sont, historiquement et aujourd’hui encore, liées. Tandis que les blancs et les mulâtres concentrent les richesses, l’immense majorité de la population, noire, vit dans la pauvreté. Le sujet, tabou, est explosif dans le pays.

    Parmi les jeunes qui nous accueillent, beaucoup peuvent vivre convenablement grâce à l’argent de la diaspora: un Haïtien sur 5 vit en effet hors de l’île, et les devises en provenance des Etats-Unis et du Canada permettent aux personnes restées au pays de survivre.

    Pauvreté extrême, perfusion humanitaire, pouvoir politique absent ou fantasque… Dépités par l’état de leur pays, ces jeunes n’en sont pas moins déterminés à "s’engager" pour construire un avenir meilleur.

    Les ONG, leurs salaires, leurs 4x4

    S’ils invitent des journalistes à cette "Causerie", c’est pour échanger, de manière informelle, sur la situation en Haïti. Rapidement, la discussion dérive sur leur vision des ONG: leurs 4x4 rutilants (les routes sont impraticables en Haïti, les embouteillages, un enfer dans la capitale, et les transports en commun, une galère au quotidien), leurs conditions de vie (bien souvent, les expatriés disposent d’un chauffeur et d’une aide ménagère) et surtout, leur rémunération, jugée trop élevée.

    "Les médecins haïtiens sont beaucoup moins bien payés que les étrangers, et travaillent plus. Est-ce que vous trouvez ça normal?!", s’exclame, lunettes sur le nez, celui que ses camarades ont surnommé "Doc’".

    "En Haïti, tout étranger se fait expert, estime Ralph, animateur de la session. Mais la seule différence, c’est qu’ils bénéficient de ressources technologiques que nous n’avons pas dans le pays. Pourquoi les ONG n’envoient-elles pas des professeurs former des promotions entières d’étudiants haïtiens au lieu de faire venir leurs "experts" et de nous allouer quelques bourses d’études? Le pays n’est soit disant pas assez sécurisé pour eux, mais certains humanitaires sont là depuis plus de 10 ans!"

    Si les ONG sur place emploient des "locaux", ces derniers interviennent rarement au niveau de la prise de décision stratégique, mais plutôt dans l’opérationnel. "Les experts internationaux pensent calquer chez nous un schéma qui marche à l’international... sans succès", soupire Ralph.

    Cercle vicieux

    Pour ce jeune journaliste, "Haïti est l’exemple même qui prouve que l’humanitaire maintient le sous-développement". C’est un cercle vicieux, renchérit-on autour de lui: "les ONG et la Minustah sont là car l’Etat est faible, mais en restant elles l’affaiblissent davantage". Un point de vue confirmé par d'autres Haïtiens... qui travaillent pour des ONG.

    Ainsi, bon nombre de postes qualifiés (dans les hôpitaux, dans les médias par exemple) sont désertés: travailler pour une organisation d'aide internationale est toujours plus intéressant en terme de rémunération. Double coup dur pour l’économie haïtienne, qui subit déjà la fuite des cerveaux à l’étranger.

    Faut-il pour autant bouter les ONG hors du pays? Moue dubitative dans la pièce. Car bien sûr, oui, les ONG jouent un rôle, ont sauvé des vies après le séisme. Le fait qu’elles puissent entrer et venir dans le pays sans avoir de comptes à rendre pose aussi la question de l’absence de l’Etat… et de l’attitude des Haïtiens eux-mêmes. "Ils attendent, pensent que les choses vont changer, même s’il ne se passe rien et qu’ils vivent encore dans les camps", juge Peniel, installé avec sa copine sur le canapé.

    "Les religions pèsent beaucoup sur les mentalités", renchérit Malensky (en tee-shirt orange sur la photo), 31 ans. Le pays est très pieu en effet; dans les camps, les sinistrés s’en remettent souvent à Dieu. Les camionnettes (transports en commun) sont souvent bariolées d’inscriptions rendant hommage à Jésus. Et la messe dominicale reste la seule distraction de nombreux Haïtiens.

    "Esclavage"

    "Sans l’aide humanitaire, les Haïtiens se seraient depuis longtemps motivés pour interpeller les politiques, s’indigner contre la vie chère, les prix qui flambent, et l’exploitation qui frôle le retour à l’esclavage", poursuit-on autour de Malensky.

    Faut-il une révolution en Haïti? Pour ces jeunes professionnels, la crise systémique que vit le pays ne peut être résolue à coups de réformes. Oui, il faudrait une révolution, mais impossible dans ce contexte. "Et puis, nous l’avons déjà faite, en mettant un terme à 30 ans de dictature", rappelle Michel Pierre, alias le Doc.

    Ces jeunes ne croient donc pas à leur "Printemps arabe", notamment à cause, selon eux, du faible degré de conscientisation politique de la population, peu éduquée, et qui parle très majoritairement le créole, lorsque la plupart des journaux et des radios diffusent en français, "la langue de l’élite".

    "C’est choquant, conclut un participant, mais la solution contre la pauvreté n’est pas pour demain en Haïti".

    Elodie Vialle, à Port-au-Prince. 

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